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La guerre des émotions nous traverse. Apprenons à la connaître

« Désormais, quand une bataille se livrera en quelque lieu du monde, rien ne sera plus simple que d’en faire entendre le canon à toute la terre (…). Mais sans doute, des moyens un peu plus puissants, un peu plus subtils, permettront quelque jour d’agir à distance, non plus seulement sur les sens des vivants, mais encore sur les éléments les plus cachés de la personne psychique », Paul Valéry, Regards sur le monde actuel et autres essais, Gallimard, 1945.

Les opinions publiques ont toujours été des champs de bataille dans les luttes de puissance. Mais aujourd’hui, l’incertitude géopolitique renforce leur importance stratégique, couplée à l’infobésité de ce que Joseph Nye a appelé l’âge de l’information1. Qui va nommer l’ennemi ? Les États ou les opinions publiques ? Le Nord ou le Grand Sud ? Qui va écrire les nouveaux consensus, dans cet entre-deux où « l’ancien meurt et le nouveau ne peut pas naître »2 ? Qui va désigner les thèmes d’affrontement et de clivage ? Qui va définir ce qui est « événement » et ce qui ne l’est pas ?

Cette situation géopolitique « d’entre-deux » est désormais bien perçue par la population mondiale : les États-Unis restent une hyperpuissance mais ne sont plus un hégémon capable d’assurer seul la stabilité du système international. En revanche, ce qui est peut-être moins bien compris est l’importance que va prendre la bataille des récits politiques dans l’orientation du scénario géopolitique global, à partir du moment où les modèles qui faisaient autorité (la démocratie en l’occurrence) sont remis en question, et que des propositions alternatives apparaissent. L’émergence du « Grand Sud », notamment, n’est pas qu’une question de PIB ou de monnaie, mais de contre-récits et de nouveaux soft powers.

C’est dans ce contexte que les guerres de l’information s’élargissent à celles des émotions. Désormais, par la rencontre des sciences de la cognition et des nouvelles technologies, les opérations d’influence ciblent des couches profondes de notre identité : il ne s’agit plus « seulement » de faire douter de ce qui est vrai ou faux mais de faire « basculer » nos émotions, nos croyances, nos valeurs et notre capacité à décider. Après la terre, l’air, la mer, le spatial et le cyber, nos cerveaux3 sont des espaces de compétition : bienvenue dans la sixième guerre et dans le monde trouble des luttes cognitives. 

Ces conflits traversent les individus comme les sociétés, car les émotions sont en amont de l’économie et du politique : « les émotions précèdent les sentiments »4 et constituent « le moyen naturel pour le cerveau et l’esprit d’évaluer l’environnement à l’intérieur et hors de l’organisme ». Nous sommes donc tous concernés par les batailles cognitives : nous, en tant qu’individus ; nous, en tant que collectif ; et nous, en tant que consommateurs ou en tant qu’investisseurs. Ce sont nos émotions qui conditionnent nos arbitrages et nos choix.

Ces campagnes de déstabilisation, nous en sommes les cibles, les victimes et les acteurs. Et ce serait une erreur de croire qu’on puisse y échapper, d’autant plus que l’un des leviers de l’influence est la croyance en sa self-immunity ! La parabole parlait des poutres et des pailles dans nos yeux ; aujourd’hui, les psychologues parlent de biais cognitifs et de l’irrationalité5 d’individus qui se croient pourtant rationnels. Ainsi, plus la cible minimise sa fragilité, plus l’attaque cognitive sera efficace. Baudelaire écrivait déjà : « La plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu'il n'existe pas. » 6

En parlant de diable, l’un des ressorts de la manipulation cognitive est diabolique : plus une violence sera ressentie comme forte, plus nous la partagerons. Des analyses de Twitter ont prouvé qu’un message a 17% de chance en plus d’être relayé pour chaque mot d’indignation7. De même, les émotions de surprise et de dégoût suffisent à rendre viral un message. Ajoutons à cela le tri algorithmique de l’information8 qui augmente le nombre de messages violents. En fait, plus la violence est forte, plus l’émotion l’est, et plus la mécanique des biais cognitifs est puissante. De plus, la tolérance à la violence étant variable selon les situations socio-politiques et les époques, c’est un des points de fragilité de nos sociétés habituées à l’abondance et à la paix.

Un autre piège de la guerre cognitive serait de mélanger les causes et les conséquences. Partons de deux idéaux-types abstraits de sociétés, comme le conseillait Max Weber : dans le premier, la population a un bon niveau de confiance entre les individus et envers les institutions. Dans le second, la faible confiance conduit à une polarisation qui transforme les autres en ennemis, avec lesquels aucun compromis n’est possible. C’est dans la seconde que l’attaque cognitive sera particulièrement efficace. Il ne faut donc pas se tromper : la guerre émotionnelle ne crée pas la polarisation, elle la renforce. C’est parce que l’Occident est entré dans un âge de la défiance9 que la guerre des émotions y est si puissante.

Crise de la démocratie, crise de la confiance, polarisation politique et conflit cognitif sont donc liés, et ce sont nos propres failles qu’exploitent les acteurs politiques hostiles. Ainsi, Israël est tombé dans un piège tendu par le Hamas à ce que le professeur Dani Filc10 a décrit comme le post-populisme de B. Netanyahou (proche de celui de V. Orban), appuyé sur une stratégie à trois dimensions : néolibéralisme économique, autoritarisme et nationalisme conservateur. Ce post-populisme serait nourri, selon la sociologue Eva Illouz11, par quatre types d’émotions. D’abord la peur, qui légitime l’autoritarisme. Puis le dégoût et le ressentiment, qui fondent le nationalisme conservateur. Tout cela mélangé à « un amour soigneusement cultivé du pays ». Toujours selon Eva Illouz, le même type de facteurs émotionnels travaillent à la popularité de D. Trump12

Enfin, la guerre cognitive s’attaque à nos émotions mais elle vise aussi nos doutes et nos hésitations, pour nous immobiliser, dans une difficulté à réagir. C’est une vieille tactique stratégique mais elle devient redoutable dans un monde où se multiplient complexité et chocs. À la fin de la guerre froide, l’armée américaine invente même l’acronyme VUCA (volatility, uncertainty, complexity, ambiguity) pour désigner une époque où les consensus et les certitudes vacillent. Effectivement, nous n’avons plus du tout le même paysage cognitif que pendant la guerre froide. « La prégnance idéologique est plus faible, les croyances plus diversifiées. (…) Nous sommes entrés dans une période d’engagements multiples, caractérisée par une tolérance à l’ambiguïté causale »13. En fait, ce désalignement cognitif est le parfait miroir mental de la fragmentation géopolitique.   

Dans L’art du Roman, Milan Kundera avait eu l’intuition de ce temps des ambiguïtés : la post-modernité, annonçait-il, serait une époque de « paradoxes terminaux », dans laquelle beaucoup de vérités considérées comme absolues risquaient d’être perçues comme relatives. Aujourd’hui, ces ambiguïtés contemporaines nous traversent et sont sources de malaises. C’est cela qu’exploite la bataille des émotions : notre difficulté à nous positionner face à une réalité devenue « systémique, hybride, globale, limpide voire gazeuse14». 

 

Ce texte reproduit l’introduction de la publication intégrale "Géopolitique – La guerre des émotions nous traverse. Apprenons à la connaître" publiée le 19 décembre 2023

1- Joseph S. Nye, Power in the Global Information Age, From Realism to Globalization, Routledge, 2004

2- Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 1, Cahier 3 (1930), Gallimard, 1996, p. 282

3- B. Claverie, What Is Cognition? Cognitive Warfare: The Future of Cognitive Dominance, NATO, 2022

4- A. R. Damasio, Spinoza avait raison : joie et tristesse, le cerveau des émotions, Odile Jacob, 2005.

5- D. Kahneman, Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée, Poche, 2016.

6- Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1862  

7- Brady et al., “Emotion shapes the diffusion of moralized content in social networks”, Academy of Sciences, 2017.

8- 70% des vidéos sur YouTube sont prescrites par l’algorithme. Voir Rapport Bronner : Les Lumières à l’ère numérique, 2022

9- Voir E. Laurent, L’économie de la confiance, La Découverte, 2019 « La transition numérique façonne des « sociétés de l’intermittence, dans lesquelles la continuité des rapports humains devient problématique », p. 29 

10- Dani Filc, The Political Right in Israel: Different faces of Jewish populism, Routledge, 2009

11- Eva Illouz, Les émotions contre la démocratie, Premier Parallèle, 2022

12- R. Igielnik, Trump Support Remains Unmoved by Investigations, Poll Finds, The New York Times, 22 septembre 2022

13- Ibid

14- S. Chassat, Complexité. Critique d’une idéologie contemporaine, Fondapol, juin 2023

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