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En Inde, une victoire sans panache pour Narendra Modi

À l’issue d’un marathon électoral de six semaines, marqué par d’intenses vagues de chaleur dans le nord du pays, les quelque 650 millions d’électeurs indiens ont rendu leur verdict : oui à un troisième mandat pour Narendra Modi, leur Premier ministre depuis dix ans, non à la « super majorité » qu’il demandait pour gouverner les mains totalement libres. Le taux de participation s’établit à 66%, contre 67% en 2019.

Ni les cas de fraudes constatées dans plusieurs États, ni le gel des comptes du Parti du Congrès, ni les arrestations de figures de l’opposition, ni l’extrême violence de la campagne – notamment contre les communautés musulmanes –, ni les sondages faussés de sortie des urnes qui accordaient une vaste majorité au BJP (Bharatiya Janata Party), ni l’implication personnelle de Modi qui a participé à plus de deux cents meetings, n’auront pu renverser le cours de l’élection. 

Si l’opposition, réunie sous la bannière I.N.D.I.A (Indian National Developmental Inclusive Alliance) autour du Parti du Congrès, n’a pas réussi son pari de barrer la route à un troisième mandat de Modi, elle devrait obtenir 234 sièges, contre 240 pour le BJP, qui en perdrait donc 63. La « vague safran » attendue par Modi, qui espérait recueillir entre 370 et 400 sièges, ne s’est donc pas matérialisée. 

Pire, le BJP n’obtient même pas la majorité absolue, fixée à 272 sièges, et devra donc compter sur ses alliés (53 sièges) pour gouverner. C’est dans son bastion de l’Uttar Pradesh, État le plus peuplé situé au nord-est de l’Inde, que la défaite est la plus amère : le BJP et ses alliés y récoltent 36 sièges, contre 64 en 2019. 

Les premières tractations avec deux grands leaders régionaux, Nitish Kumar du Bihar et Chandrababu Naidu de l’Andhra Pradesh, ont déjà commencé, mais leur soutien devrait se payer cher et n’exclut pas une certaine instabilité pour les cinq prochaines années. Le camp Modi ressort donc finalement très fragilisé de ces élections, qui montrent que la démocratie indienne sait faire preuve de résilience, malgré les attaques qu’elle a subies ces dernières années.   

Une large victoire du BJP aurait permis à Modi de procéder à des changements constitutionnels de grande ampleur, notamment sur la place de la religion hindoue dans la société indienne, et d’exclure un peu plus la communauté musulmane (200 millions de membres environ). 

 

Les paradoxes de l’économie indienne

Alors que le BJP avait centré sa campagne sur la polarisation communautaire et la personnalité de Modi, le choix de l’alliance I.N.D.I.A de privilégier les thèmes économiques s’est montré payant.

C’est que, malgré des chiffres de croissance impressionnants, leurs retombées sur la population indienne se font encore attendre. Le PIB aurait ainsi augmenté de 8,2% sur l’année fiscale 2024 (mars 2023-mars 2024), un niveau historique devant être vu comme « un avant-goût de ce qui attend l’Inde », selon Modi. Ces chiffres sont cependant régulièrement remis en question par des spécialistes de l’économie indienne, qui indiquent que les autorités ont tendance à surestimer leurs performances.

Il faut dire que l’économie indienne ne parvient toujours pas à créer les emplois nécessaires pour intégrer les nouveaux entrants sur le marché du travail. 813 millions d’Indiens dépendent toujours de l’aide alimentaire (cinq kilos de céréales par mois et par personne) pour se nourrir et 60% de la population vit avec moins de 5 dollars par jour.

Si le taux de chômage officiel oscille autour de 7%, le taux de participation des femmes au marché du travail demeure extrêmement bas à 26%, contre 74% pour les hommes. Un Indien sur deux tire encore son revenu principal de l’agriculture, tandis que 42% des jeunes diplômés sont sans emploi. L’informalité prime, puisque seul un Indien sur dix possède un contrat de travail et la protection sociale qui va avec. 

Or, le secteur agricole n’a pas été épargné ces dernières années. Par le changement climatique d’abord, puisque vagues de chaleur, sécheresse, inondations ou encore invasions de nuisibles ont pesé sur les récoltes. Alors que les moussons contribuent à environ 80% des précipitations annuelles, leur imprévisibilité dans leur ampleur et leur temporalité fragilise la structure agricole indienne. Cette dernière repose essentiellement sur des petites exploitations, d’une taille moyenne à peine supérieure à un hectare. 

Confrontés à une baisse des rendements, mais aussi à une hausse des coûts d’exploitation en particulier en raison de l’explosion des prix de l’énergie depuis le début de la guerre en Ukraine (les importations de pétrole représentent environ un quart des importations indiennes totales), les agriculteurs indiens se sont engagés dans un bras de fer avec les autorités, afin que ces dernières élargissent le mécanisme de prix planchers, déjà en vigueur pour certaines céréales, à de nouveaux produits agricoles. Ce thème, central dans un pays où le taux d’urbanisation dépasse à peine 40%, n’a pourtant pas été au centre de la campagne du BJP. La perte de nombreux sièges dans l’Uttar Pradesh, un État essentiellement rural, indique que plus que la croisade anti-musulmane de Modi, les électeurs continuent de se préoccuper avant tout de questions économiques. 

L’enjeu de la maîtrise des prix, alors que l’inflation a tendance à sortir de la cible de la Banque centrale (entre 2 et 6%) et que l’indice est composé à 50% de produits alimentaires, demeure tout aussi central que celui de l’emploi et de l’intégration des jeunes et des femmes sur le marché du travail.

La faiblesse du marché du travail peut en partie s’expliquer par les choix d’investissements publics opérés par les autorités. En privilégiant des secteurs faiblement intensifs en main-d’œuvre (mines, énergie et services notamment dans les nouvelles technologies), la valeur ajoutée de certains secteurs a progressé bien plus vite que l’emploi. Le secteur industriel ne fournit que 26% de la valeur ajoutée et de l’emploi, contre respectivement 40% et 32% en Chine. Or, ce dernier est souvent clé dans la trajectoire de développement d’un pays, car, en plus d’être plus intensif en main-d’œuvre et de permettre de formaliser et de structurer le marché du travail, il matérialise une insertion dans les échanges internationaux.

Sur ce point, l’Inde a encore un long chemin à parcourir : alors qu’elle représente encore moins de 2% des exportations mondiales totales, elle affiche encore des droits de douane largement supérieurs à ceux des autres économies d’Asie, qui sont ses concurrentes directes dans des domaines comme l’assemblage, les appareils électroniques ou encore les biens liés à la transition climatique. Si l’Inde peut donc apparaître comme un maillon central d’une stratégie de diversification des sites de production pour sortir de la dépendance à la Chine, l’existence de nombreuses barrières tarifaires et non-tarifaires à l’entrée refroidit les investisseurs étrangers, qui la considèrent comme un marché difficile à pénétrer. 

Enfin, conséquence des points précédents et de la mauvaise répartition des gains récents de la croissance, les inégalités ont explosé dans le pays sous les mandats de Modi. Ce dernier a largement privilégié quelques grandes familles, au premier rang desquelles les Adani, impliqués dans un gigantesque scandale de corruption et de fraude. Les investissements publics liés à des concessions (aéroports, routes, ports) se sont ainsi concentrés autour d’une poignée d’acteurs. Résultat, 1% des Indiens détiennent 40% de la richesse nationale. C’est plus qu’aux États-Unis ou qu’au Brésil, pays comptant parmi les plus inégalitaires du monde. De là vient aussi sans doute une partie de la frustration qui s’est exprimée ces dernières semaines dans les urnes.

Avec ces résultats loin, très loin de ses attentes, la question de la succession de Modi risque de se poser plus tôt que prévu. En centrant toute sa campagne sur sa personne, le rejet n’en est que plus brutal et traduit peut-être un début de lassitude d’une population insuffisamment associée au développement de son pays, de surcroît largement vanté par Modi. Ces résultats sont cependant rassurants, car ils montrent que la flamme de la démocratie brûle toujours, malgré toutes les pressions subies par l’opposition depuis 2019 et la violence de la campagne électorale. Une victoire triomphale de Modi lui aurait permis d’entériner définitivement son rêve d’une nation hindoue. En lui barrant la route, l’opposition a gagné une première bataille, avec le risque que Modi cherche d’autres voies pour obtenir ce qu’il n’a pas su gagner dans les urnes. 

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