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Chaque semaine, les signaux d’un containment géopolitique de la Chine par les États-Unis et leurs alliés se multiplient.

Le Japon a ainsi annoncé un plan de financement pour aider des pays à développer leur défense, rompant avec des années de neutralité dans ce domaine (rappelons la participation du Japon en juin 2022 à un sommet de l’OTAN). Le premier bénéficiaire de ce programme pourrait être les Philippines afin de surveiller les activités chinoises dans la zone. Ce pays a par ailleurs révélé la position des quatre bases militaires supplémentaires ouvertes aux soldats américains, bases situées au sud de Taïwan.

En revanche, du côté économique, les signaux récents ne vont pas tous dans le sens d’un containment strict.

Prenons par exemple cette déclaration de Tim Cook, le Chief Executive Officer d’Apple, de visite en Chine pour le China Development Forum. Il aurait loué la capacité chinoise à innover si rapidement (« I believe it will further accelerate… ») et rappelé les liens « symbiotiques » entre Apple et la Chine. 

À vrai dire, une telle poursuite de l’innovation chinoise serait l’exact inverse de ce qui est souhaité par le Chips Act américain ! Celui-ci vise au contraire à freiner, voire bloquer, l’ascension de Pékin dans les secteurs les plus stratégiques. Dans la foulée, Tim Cook aurait même annoncé qu’Apple augmenterait ses investissements dans un programme d’éducation rurale en Chine (Apple y emploierait 5 millions de personnes). Quant aux photos de sa visite dans un magasin Apple à Pékin, elles sont devenues virales… Enfin, le ministre du Commerce chinois a non seulement rencontré Tim Cook, mais aussi les dirigeants de nombreuses entreprises présentes (Nestlé, Pfizer, Mercedes, BMW…) pour tenter, selon les communiqués officiels, de stabiliser les chaînes de valeur (on peut facilement imaginer qu’il s’agissait surtout d’inciter les investisseurs à rester en Chine). 

Les déclarations de Tim Cook sont évidemment diplomatiques mais elles révèlent aussi les « petits » décalages temporels, voire stratégiques, entre la réalité de la géopolitique des États et celle du business. Elles pointent surtout, dans le cas d’Apple comme dans celui de beaucoup de très grandes entreprises, la nécessité de préserver un minimum de bonnes relations avec la Chine, là où sont encore situés une part de leur chiffre d’affaires, de leurs chaînes de valeur et de leurs salariés. Cela montre donc l’écart, à court terme, entre l’agenda de découplage de certains gouvernements occidentaux vis-à-vis de la Chine – en tout cas dans les secteurs stratégiques – et la lenteur, voire la difficulté, à mettre tout cela en musique dans la réalité, surtout pour les grands groupes très implantés localement.

Un changement profond de perception du monde

Et puis, cela pose la question plus profonde de l’alignement de la stratégie des entreprises sur celle des États. Les grands groupes peuvent-ils - doivent-ils - avoir leur propre politique étrangère ? C’est un sujet très débattu depuis des années1 mais, ce qui est certain, c’est que le concept lui-même semblait hérétique il y a quelques années, puisque la plupart des multinationales se pensaient alors dans un paradigme « dominé par l’offre et la demande, non pas la politique». Il s’agissait même de s’extraire de l’influence des États, surtout pour ces « méta-nationales » dont la puissance d’autonomie était évoquée depuis les années 2000 comme le pendant à une dilution des États dans la mondialisation, qui apparaissait alors à beaucoup comme certaine… Quelle ironie de l’histoire ! Sauf dans les secteurs les plus proches de la sécurité nationale, on était donc loin de la réflexion de Charles Wilson, le PDG de la firme automobile General Motors qui déclara en 1953 : « Ce qui est bon pour General Motors est bon pour les États-Unis ».

Depuis la guerre en Ukraine et avec la matérialisation des tensions dans le Golfe de Taïwan, les multinationales n’ont plus besoin d’être convaincues par la menace que représente le risque géopolitique : l’an dernier, 93% d’entre elles ont subi des pertes à cause de la géopolitique, contre 35% en 2020 selon un sondage d’Oxford Analytica. 42% des membres de directions interrogés estiment par ailleurs que le découplage avec la Chine va s’accélérer contre 12% une année auparavant. Il s’agit non seulement d’un immense changement de perception, mais il est certainement durable, car l’instabilité géopolitique mondiale est désormais actée comme un « new normal ». Il va falloir du temps avant que le système global ne retrouve un équilibre et que tout le monde commence à le comprendre.

Le triangle stratégique de l’alignement obligé ?

Les grands groupes vont-ils pour autant s’aligner avec la politique de leur État ? Évidemment, tout dépend du niveau de tension, que ce soit en matière militaire, juridique ou réglementaire (et surtout, du niveau anticipé de tension, la différence est importante, car les scénarios ne sont pas toujours les mêmes entre les secteurs privés, publics et militaires…). Tout dépend aussi de la nature des entreprises elles-mêmes : fonds souverains et fonds de pension s’alignent vite, mais aussi toutes les entreprises sur la liste des nouveaux secteurs stratégiques que l’on apprend à connaître : énergie et métaux critiques essentiels pour la transition climatique ; secteurs d’innovation (semi-conducteurs, informatique quantique, food tech, etc.) ; et secteurs essentiels pour éviter de désastreuses pénuries, comme le secteur pharmaceutique. Globalement, il s’agit à peu près du triangle sectoriel où il est probable que la logique d’alignement avec les États soit forte. Tout dépend enfin du pays ou de la zone d’influence : l’hésitation stratégique n’est pas la même en France ou au Canada …

La cyberguerre est également un puissant incitateur à l’alignement, car elle est une « guerre invisible » très difficile à maîtriser. De plus, la capillarité de ces technologies rapproche de facto les secteurs privés et ceux de la défense dans la bataille globale de la donnée. Enfin, le risque de réputation a désormais un rôle essentiel, on l’a vu en Russie, et il va sans doute contribuer à rapprocher la politique étrangère des États avec celle des grands groupes occidentaux. Et bien sûr, tout dépend enfin de la capacité coercitive des États dans leur désir d’affirmer leur souveraineté nationale, et de leur marge d’action en matière « d’armement de l’économie ». Le patron du dollar a quelques armes de plus en poche que les autres… 

Malgré tout cela, on ne manque cependant pas d’exemples historiques d’entreprises dont le business est discrètement passé au travers des tensions géopolitiques, y compris des guerres ! Quant à Elon Musk, il prouve chaque jour, à propos de l’Ukraine, que la marge d’indépendance stratégique existe, s’alignant un moment avec l’État américain, mais suivant surtout ses propres convictions. Avec la Chine, par ailleurs, la question aujourd’hui n’est pas «  seulement » celle de la taille du marché, mais surtout de l’interdépendance profonde des modèles économiques et industriels entre États et grandes entreprises de la tech, du « symbiotique », comme le note Tim Cook : le développement de secteurs technologiques entiers a été appuyé sur l’émergence chinoise, de même qu’on ne peut penser l’essor de l’automobile indépendamment du secteur pétrolier et, au fond, du pacte du Quincy de 1945 entre Arabie et États-Unis. 

La crise géopolitique est aussi celle de la complexité et de la profondeur des chaînes de valeur

En fait, le secteur des nouvelles technologies a été lié à un modèle de mondialisation par les chaînes de valeur, sur lequel la Chine a elle-même appuyé sa trajectoire de croissance. Tout cela forme le socle géoéconomique et l’armature institutionnelle du cycle de mondialisation dont nous voyons à présent les limites. Il est d’ailleurs à parier que les États occidentaux ne referont pas la même erreur avec l’Inde : ils vont chercher à s’y développer, dans le cadre du nouveau mot d’ordre de la « mondialisation des amis », tout en limitant les interdépendances sur les segments les plus stratégiques des chaînes de valeur. L’Inde elle-même va être attentive à cela : prendre ce qui est bon de ce nouvel environnement géoéconomique, mais ne pas créer de nouvelles dépendances.

C’est précisément à l’aune de ce critère de sécurité que la mondialisation va être réorganisée et que les grands groupes vont penser leur politique étrangère. Or, là-dessus, États et entreprises sont en accord : il va surtout falloir, dans un premier temps, construire la résilience face aux chocs à venir, avec de nouvelles stratégies de planification, de stocks, de chaînes de valeur dédoublées, d’alliances, etc. Il faut donc être prudent dans le découplage, même quand il doit avoir lieu. Il faut gérer un process dangereux pour l’économie globale. Les mots d’ordre sont donc exactement les mêmes dans le public que dans le privé, et la vraie boussole sera peut-être, surtout, le risque de pénurie. Mais, pour l’instant, Apple est donc parfaitement aligné avec la stratégie américaine de friendshoring en Inde, et Tim Cook a donc fini son voyage en passant par Dehli, pour y inaugurer le premier magasin physique dans ce pays. Là aussi, les réseaux sociaux ont bruissé.

1 Voir par exemple: , “Why your company needs a foreign policy”, John Chipman, Harvard business review, 2016

2 “These 25 companies are more powerful than many countries”, Parag Khanna, Foreign Policy, 2016

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