
Chine : la croissance, une « surprise positive » qui n’enterre pas de profondes interrogations
La Chine a publié ses chiffres de croissance pour le quatrième trimestre et l’année 2024, et annoncé avoir atteint la cible de 5% qu’elle s’était fixée. Des données jugées « surprenantes1 » – même si positives – par le consensus économique qui ne s’attendait pas à une telle performance.
Il n’est pas nouveau que la Chine atteigne sa cible de croissance, mais le ralentissement observé dans plusieurs sphères de l’activité (immobilier, consommation) et la dynamique déflationniste de l’économie laissent à penser que le chiffre présenté pourrait être surévalué. Les inquiétudes autour de la solidité et surtout de la soutenabilité de son modèle économique ne se sont pas dissipées. S’y ajoutent de plus en plus des doutes sur la transparence et la crédibilité de l’appareil statistique chinois. Enfin, l’année 2025 sera nécessairement marquée par l’évolution de la relation sino-américaine, qui représente le plus gros facteur d’incertitude actuel.
D’où vient la croissance ?
La « surprise » est d’abord venue de la production industrielle, qui a progressé de 6,2% en décembre, après 5,4% en novembre, et en particulier de la production manufacturière, portée par les panneaux solaires, le secteur des transports (automobile et pièces détachées notamment) et les biens d’équipement du foyer. Il semblerait que, anticipant de premières hausses tarifaires et plus globalement des restrictions sur le libre-échange, les entreprises américaines aient constitué des stocks importants et de fait, les exportations chinoises vers les États-Unis ont bondi de 16% sur le mois de décembre. Le commerce extérieur a donc porté la production industrielle, et contribué positivement à la croissance 2024, à un niveau –1,5 point de pourcentage (pp) – qui, si l’on excepte l’année 2021 de reprise post-pandémique, n’avait pas été connu depuis 2006. Le niveau record de l’excédent commercial chinois a frôlé les 1 000 milliards de dollars en 2024 : c’est tout simplement, et de loin, le montant le plus élevé jamais enregistré par un pays.
La publication des données du quatrième trimestre et de l’année 2024 a également été l’occasion pour les autorités chinoises de souligner que les efforts de soutien – monétaire et budgétaire – à l’activité commençaient à porter leurs fruits. Il faut dire que, prenant acte du ralentissement de la croissance observé sur le premier semestre, l’État a multiplié les annonces afin de raviver la confiance des consommateurs et des investisseurs.
En décembre, la dernière réunion du Politburo s’est conclue par un engagement des autorités à mettre en œuvre une politique budgétaire « plus proactive » et une politique monétaire « suffisamment accommodante ». Un vocabulaire très inhabituel, qui témoigne d’un véritable changement de registre de la part des autorités, et d’une reconnaissance de l’existence de certains facteurs structurels entravant l’économie, à commencer par la faiblesse de la consommation. Ce communiqué ne s’est pas encore traduit par de nouvelles mesures de soutien ; celles-ci devraient plutôt être dévoilées début mars, au moment des sessions parlementaires.
Début novembre, les autorités avaient déjà annoncé un plan de 10 000 milliards de yuans (environ 1 400 milliards de dollars) pour renflouer les caisses des gouvernements locaux. S’y est ajouté l’élargissement du programme de subventions à la consommation, qui inclut de nouveaux biens : télévisions, téléphones, tablettes, mais aussi biens d’équipement pour le foyer (micro-ondes, lave-vaisselle, rice cooker), en plus des programmes destinés aux véhicules (thermiques ou électriques), une hausse du salaire des fonctionnaires et un assouplissement de la politique monétaire (taux directeurs, taux de réserves obligatoires, taux hypothécaire). L’ampleur du plan de soutien, qui s’élève au total à environ 10% du PIB chinois (mais étalé sur trois ans), paraît finalement presque disproportionnée par rapport à la trajectoire affichée de la croissance chinoise : quand les autorités le dévoilent au cours du troisième trimestre 2024, la croissance est passée sous la cible des 5%, mais ne s’en est pas tant éloignée. Même au moment du Covid, alors que la croissance officielle décélérait bien plus fortement (2,3% en 2020), le soutien à l’économie n’avait pas été aussi fort.
Pourquoi des doutes ?
À la lecture des statistiques chinoises donc, une impression que le modèle ne boucle pas totalement demeure. Comment réconcilier ces 5% de croissance et leur composition (contribution de la consommation à la croissance 2,2 pp, de l’investissement 1,3 pp, du commerce extérieur 1,5 pp) avec les signaux plus négatifs envoyés par d’autres données d’activité ? Et surtout, pourquoi une telle mobilisation des autorités pour soutenir une croissance, finalement encore élevée ? Trois incohérences peuvent ainsi être soulignées : la principale est détaillée ici, les autres sont à retrouver dans la version complète de cette analyse.
La principale vient de l’inadéquation entre le niveau de la croissance et celui de l’inflation. Chaque année, les autorités annoncent une cible d’inflation en même temps que la cible de croissance, le plus souvent de 3%. Pourtant, cette cible n’a été atteinte que cinq fois depuis 2000, quand la cible de croissance l’est chaque année. En réalité, il est difficile de trouver dans l’histoire économique un exemple de pays – qui ne soit pas en régime de change fixe – ayant connu une trajectoire de croissance aussi forte et stable que celle de la Chine depuis 2000, sans que cette croissance n’engendre plus d’inflation. La faiblesse de l’inflation peut être vue comme voulue par les autorités chinoises, qui privilégient la compétitivité-prix de l’économie. Elle trouve son origine dans la modération salariale pratiquée par les entreprises chinoises – publiques ou privées – et par l’existence d’un vaste réservoir de main-d’œuvre alimenté par la population rurale et les travailleurs migrants. Elle est entretenue par un niveau élevé de concurrence dans l’économie, en particulier dans le secteur privé, qui tire aussi les prix à la baisse car les entreprises sont plutôt price-taker que price-maker sur les marchés. Enfin, elle bénéficie de l’interventionnisme d’un État capable d’encadrer l’évolution des prix, notamment grâce à l’existence de stocks et réserves stratégiques (métaux, pétrole, produits agricoles).
Mais, depuis 2020, la faiblesse de l’inflation apparaît davantage comme subie. Elle est le reflet du manque de demande intérieure, qui s’incarne dans les chiffres de la consommation des ménages. Plusieurs facteurs expliquent leur comportement. Déjà, le marché de l’emploi a bien plus souffert du Covid que ce que montrent les statistiques officielles du chômage. 47 millions d’emplois auraient été détruits durant la pandémie, et le chômage des jeunes illustre les difficultés du marché du travail à absorber les nouveaux entrants, même les plus diplômés. L’état du marché du travail, les stigmates laissés par la politique Zéro-Covid et bien sûr la situation du secteur immobilier ont déclenché une crise de confiance chez les ménages, qui ont modifié leurs arbitrages entre consommation et épargne. Résultat, le – très lent – rééquilibrage qui s’opérait entre consommation et investissement s’est interrompu, alors même qu’il est nécessaire à la transition vers un modèle de croissance reposant sur la demande interne plutôt que sur le commerce extérieur et l’investissement. La grave crise immobilière, dont la Chine peine toujours à sortir, plus de trois ans après son déclenchement, alimente doublement les pressions déflationnistes.
Et, alors que les entreprises chinoises pouvaient toujours compter sur une demande extérieure élevée pour absorber les surcapacités de production non écoulées domestiquement, l’année 2025 s’annonce pleine de questions sur l’environnement commercial dans lequel la Chine va maintenant devoir évoluer.
Les questions pour 2025
Pour la Chine, le retour de Donald Trump est source potentielle de nombreuses instabilités, ce qui peut présenter à la fois une menace et une opportunité. La menace se situe surtout sur le terrain économique. La hausse des droits de douane sur les produits chinois est une promesse de campagne de Donald Trump. Et si la ligne républicaine, incarnée notamment par Marco Rubio, le nouveau secrétaire d’État, est plus dure que celle des démocrates, la montée du protectionnisme vis-à-vis de la Chine est un des rares sujets transpartisans. Cela signifie que Donald Trump pourrait avoir le soutien total du Congrès pour imposer ses mesures. Ces dernières pourraient prendre différentes formes : hausse des tarifs douaniers bien sûr, dans un premier temps 10% supplémentaires, mais jusqu’à 60% si Trump reste fidèle à son programme, poursuite de la politique de restriction aux exportations sur les produits à forte valeur ajoutée technologique ou encore sanctions sur les entreprises chinoises. Ces annonces, tout comme le durcissement de la position américaine, la Chine s’y prépare et s’y attend. Elle sait qu’elle doit se projeter dans l’après « mondialisation heureuse » dont elle avait tant profité depuis 2001 et son entrée dans l’OMC, même si les autorités ont multiplié les mains tendues à la nouvelle administration. Le vice-président, Han Zheng, était présent à la cérémonie d’investiture et a eu de nombreux entretiens avec la nouvelle équipe chargée des relations commerciales et la communauté d’affaires sino-américaine.
Depuis 2018, les autorités se préparent ainsi au « découplage », qui s’incarne notamment par la stratégie de « circulation duale », visant à limiter la dépendance chinoise aux importations, tout en soutenant les entreprises exportatrices. Cette préparation a revêtu plusieurs formes. Les entreprises chinoises ont déjà relocalisé une partie de leur chaîne de valeur dans des pays tiers, Mexique et Vietnam en tête. Des pays que les États-Unis perçoivent de plus en plus comme des portes détournées des biens chinois et qui pourraient donc subir eux aussi des pressions pour diminuer leur exposition à la Chine, sous peine de se voir imposer des restrictions ou des droits de douane supplémentaires, qui affecteraient donc directement les entreprises chinoises profitant de ce système.
Le découplage s’est aussi traduit par des investissements massifs dans les secteurs accusant un certain retard technologique, que les États-Unis espèrent maintenir en contrôlant les exportations des entreprises américaines (mais pas uniquement) dans des secteurs stratégiques comme l’intelligence artificielle, les semi-conducteurs, l’aéronautique ou le matériel de guerre. Il est difficile de savoir avec certitude où en est la Chine dans son rattrapage. Le pays semble encore très dépendant des circuits intégrés et semi-conducteurs les plus avancés, qu’elle importe en masse de Taïwan et de Corée du Sud. La présentation de DeepSeek, agent conversationnel chinois développé – officielle¬ment – avec des ressources réduites et un investissement minimal, indique toutefois que la Chine est loin d’être distancée, et poursuit son objectif d’autonomie stratégique.
L’opportunité serait à aller chercher sur le terrain géopolitique, sur lequel les prises de position américaines radicales (sur le Groenland, Panama ou Gaza) et teintées d’impérialisme, ainsi que le désengagement de l’architecture multilatérale (Accord de Paris, OMS, Conseil des Droits de l’Homme) ou bilatérale (démantèlement de USAID) pourraient permettre à la Chine d’imposer ses choix. La place laissée vacante par les États-Unis pourrait en effet faire de la Chine le premier contributeur de certaines institutions, à commencer par l’OMS, et donc lui donner plus de poids dans la gestion de ces structures multilatérales, courroies de transmissions de normes et d’idées. Plus que jamais, la Chine risque aussi de se placer comme protectrice d’un « Sud global », encore désorganisé et pas toujours tout à fait aligné avec les positions chinoises, mais que les actions américaines, contre le libre-échange ou l’aide internationale dont de nombreux pays dépendent, pourrait contribuer à fédérer.
On l’a vu, la Chine a affirmé sa volonté de négocier. Cela n’est pas incompatible avec les dernières déclarations et les mesures prises en réaction à la hausse des droits de douane américains. Un « super deal », dans lequel Donald Trump ressortirait gagnant n’est pas impossible. Reste à savoir bien sûr ce que la Chine serait prête à mettre dans la balance. Et comment au contraire elle pourrait réagir en cas d’escalade des tensions commerciales2.
Conclusion
C’est affaiblie que la Chine se présente face à un Donald Trump provocateur et combatif.
Le Covid-19 a laissé des séquelles profondes sur l’économie et la société : crise immobilière, crise de confiance des ménages se manifestant par une demande domestique qui ne redécolle plus, endettement massif et parfois inefficace des collectivités locales, révélant les limites du système fiscal chinois. En réalité, c’est tout un système économique qui semble aujourd’hui plafonner, révélant certaines incohérences difficiles à masquer. À côté de cela, le complexe manufacturier chinois triomphe et se paie le luxe d’atteindre des niveaux d’excédent historiques. Tout cela n’est pas si paradoxal : la Chine va chercher dans le reste du monde les consommateurs qui ne sont plus chez elle. Un pari dangereux dans ce contexte de retour du protectionnisme, mené par les États-Unis, mais gagnant la plupart des pays qui ne trouvent plus leur compte et comprennent que des produits chinois moins chers ne remplacent pas les emplois et l’activité industrielle.
Dans ce nouveau monde qui s’esquisse, la Chine a encore les moyens de sa puissance, mais ils supposent des réformes radicales et rapides, s’attaquant aux questions structurelles spécifiques au modèle chinois : répartition des terres, libre circulation des travailleurs domestiques, développement de filets de sécurité (sans tomber dans « l’assistanat » honni par Xi Jinping) appuyés sur un système fiscal qui permettrait un peu plus de redistribution, dans ce pays où les inégalités ont explosé. Et surtout, réinsuffler de la confiance à des ménages désabusés et pour lesquels le contrat social, au cœur du régime, est de moins en moins respecté.
Cette analyse est la version abrégée d’une étude dont vous pourrez retrouver l’intégralité ici.
1 IMF says China's economic growth of 5% in 2024 was 'positive surprise' | Reuters
2 Ces points sont à retrouver dans la version complète de cet article.