Corée du Sud : un an après la crise politique, les marchés achètent les promesses de stabilité
Le 3 décembre 2024, la Corée du Sud basculait dans la crise politique. Mis en difficulté au sein du Parlement où il n’avait plus la majorité, le président Yoon avait proclamé la loi martiale, justifiée selon lui par des ingérences nord-coréennes et chinoises.
La mobilisation immédiate et massive des députés de l’opposition et de la société civile avait alors permis de mettre fin à cette tentative de coup de force et d’entamer une procédure, qui s’était achevée par la destitution du président Yoon, puis par l’élection du leader de l’opposition Lee Jeae-myung en juin.
Dès son investiture, le président Lee s’est attelé à mettre en œuvre ses trois priorités : rétablir une certaine stabilité politique, en s’engageant dans une réforme institutionnelle, mettre en œuvre un agenda de réformes de la gouvernance des entreprises, afin de soutenir les marchés boursiers, et enfin sécuriser un accord commercial avec les États-Unis.
Les dessous d’une affaire d’État
Premier chantier, et non des moindres, celui de la stabilité politique.
La résolution de cette grave crise a certes été une victoire éclatante pour la jeune démocratie coréenne, servant d'exemple au monde entier, mais elle a également exacerbé de profondes fractures dans la société. Fractures de genre et de génération, les divisions se polarisent autour des discours populistes, alimentés notamment par le camp Yoon.
Traduit devant la justice, l’ancien président est maintenant poursuivi pour insurrection, espionnage, trahison et abus de pouvoir, et risque théoriquement la peine de mort. Parmi les éléments retenus contre lui figure l’envoi de drones vers la Corée du Nord dans le but de provoquer une riposte et de justifier la proclamation de la loi martiale.
Il reste toutefois soutenu par une partie de la population qui adhère à sa ligne de défense – selon lui, des ingérences étrangères (nord-coréennes et chinoises) lors des élections législatives de 2024 auraient permis la victoire des démocrates et conduit à un blocage du Parlement, notamment sur le vote du budget – malgré un comportement peu coopératif face à la justice (lors des premiers interrogatoires, il n’avait pas hésité à enlever sa tenue de prisonnier avant de s’allonger sur le sol en sous-vêtements).
Au-delà du ridicule de la situation, l’ensemble de cette séquence, de la loi martiale à la destitution, a achevé de convaincre l’opinion publique qu’une vaste réforme des institutions était nécessaire. Trois des quatre derniers présidents coréens ont en effet déjà été condamnés à l’issue de leur mandat pour des affaires de corruption.
Le président Lee s’est ainsi engagé à réformer la Constitution, afin notamment de mieux encadrer l’utilisation de la loi martiale, et a également entamé une refonte du parquet général. Cette institution très puissante a en effet l’habitude de mener des enquêtes dirigées contre l’opposition ou les anciens dirigeants, et est régulièrement accusée d’ingérences politiques. Ses pouvoirs vont donc être répartis entre les services de police pour les enquêtes, et le ministère de la Justice pour les mises en examen.
Réputé proche du parti conservateur (le président destitué Yoon avait lui-même été procureur), le parquet porte le poids d'un héritage controversé : collaboration présumée avec l'ennemi pendant l'occupation japonaise de la Seconde Guerre mondiale, puis utilisation massive comme instrument de contrôle et de répression sous la dictature, ce qui justifie aujourd'hui son affaiblissement au profit de la police. Sa perte de pouvoir ne mettra sûrement pas fin aux affaires qui entachent la vie politique coréenne (collusion avec le secteur privé, corruption, favoritisme), mais marque un premier pas nécessaire vers la régulation de la sphère politique.
Les marchés achètent les promesses du président Lee
La stabilité politique retrouvée est sans nul doute l’un des facteurs expliquant l’envolée des cours boursiers coréens. Durant la campagne des élections présidentielles, le candidat Lee s’était engagé à porter le Kospi – le principal indice boursier coréen – à 5 000 points, alors qu’il dépassait à peine les 2 500 points en avril dernier. Avec des cours de clôture autour des 4 000 points ces dernières semaines, l’objectif ne paraît plus si loin.
La Corée du Sud devrait finir l’année en affichant la meilleure performance boursière mondiale. Les valeurs sont portées par les entreprises du secteur des semi-conducteurs, notamment Samsung Electronics et SK, qui composent à elles seules 31% de la capitalisation boursière coréenne. Ces deux firmes sont extrêmement bien placées dans les chaînes de valeur des nouvelles technologies, puisqu’elles fournissent les composants mémoires utilisés dans les puces Nvidia.
Alors que les flux demeuraient essentiellement domestiques, les capitaux étrangers commencent également à affluer en masse : les achats nets de titres coréens par des non-résidents s’élèvent à 11 milliards de dollars depuis début mai. Ces derniers parient maintenant sur une transition « à la japonaise », où un ensemble de réformes liées à la gouvernance des entreprises avait fait décoler les indices boursiers dans les années 1980.
La structure actionnariale des groupes coréens est encore largement dominée par quelques grandes familles. Or, le régime fiscal coréen encourage ces familles à modérer la hausse des prix des titres qu’elles détiennent, ce qui explique en partie que les actifs soient autant sous-valorisés, surtout quand on les compare aux entreprises de la tech américaine.
Parmi les premières réformes du gouvernement de Lee, figure donc une refonte des droits des actionnaires minoritaires, afin de rendre la gouvernance des grands conglomérats (chaebols) plus transparente. Les mesures visent ainsi à limiter le pouvoir des actionnaires de contrôle, et à élargir la responsabilité fiduciaire et la composition des conseils d’administration (plus grand pouvoir de représentation pour les actionnaires minoritaires).
Ces performances viennent récompenser les premières réformes du président Lee, mais aussi le positionnement industriel coréen, qui se maintient à la frontière technologique dans le secteur des semi-conducteurs.
Après un ralentissement en début d’année, lié aux incertitudes autour de la politique commerciale américaine et aux anticipations des importateurs, qui avaient accru leurs achats en prévision des annonces de Donald Trump, le cycle s’est de nouveau retourné. Les exportations de semi-conducteurs affichent une croissance à deux chiffres depuis mars 2025, portées notamment par l’investissement américain dans le software, qui bénéficie largement aux entreprises coréennes placées sur cette chaîne de valeur. Elles alimentent également un excédent commercial qui a atteint un niveau historique en dépassant les 80 milliards de dollars cumulés sur douze mois.
À l’exception des exportations, les performances boursières se reflètent cependant encore timidement dans les autres indicateurs d’activité, notamment du côté de la demande. Les gains en termes de pouvoir d’achat et d’emplois restent faibles, les activités liées au secteur étant surtout intensives en capital. Un autre canal de transmission aurait pu être celui de l’effet de richesse, mais ce dernier est encore peu efficace en Corée du Sud où la détention d’actifs financiers par les ménages est limitée, l’essentiel de leur patrimoine (75%) étant placé dans le secteur immobilier.
Le risque, pour la Corée du Sud, est donc de s’enfermer dans un modèle à deux vitesses qui se concentre sur l’apport des chaebols les plus compétitifs (notamment Samsung et SK), et ce alors même que leur succès ne profite que moyennement au reste de l’économie, notamment en termes de marché du travail (les chaebols assurent environ 20% de l’emploi total en prenant en compte les emplois indirects) et de gains de pouvoir d’achat.
Avec les États-Unis, un accord déséquilibré mais pas désastreux
Troisième priorité du président Lee, sécuriser un accord commercial avec les États-Unis.
La Corée du Sud partait pourtant avec plusieurs handicaps pour mener à bien cette négociation. Paralysée par la crise politique au moment de l’annonce des tarifs, la procédure de destitution lancée contre Yoon, puis la période électorale, avaient créé un vide à la tête de l’État. Le président par intérim n’avait ni l’autorité, ni les pouvoirs nécessaires, pour mener des entretiens à haut niveau avec l’administration américaine et signer un accord.
Avec un excédent commercial bilatéral supérieur à 70 milliards de dollars, la Corée du Sud se savait de surcroît dans le viseur américain, Donald Trump ayant régulièrement cité le pays parmi ceux qui « profitaient » le plus du marché américain.
Les enjeux pour la Corée étaient donc d’atterrir à un niveau de droit inférieur à celui du 2 avril (25%), et comparable à celui de ses principaux voisins et concurrents (Japon et Taïwan), ainsi que d’obtenir des exemptions sur certains produits-clés (automobiles, pharmaceutique et semi-conducteurs). Avec un taux « réciproque » de 15%, s’appliquant également sur le secteur automobile (contre 25% pour le reste du monde) et certaines exemptions (génériques, semi-conducteurs), la Corée du Sud obtient un accord qui reste déséquilibré, mais en ligne avec ceux du Japon et de Taïwan. Elle réussit en outre à protéger son marché agricole en évitant de s’ouvrir au bœuf et au riz américains, un sujet politiquement très sensible.
En échange, les engagements coréens sont multiples : levée de barrières non tarifaires, notamment dans le secteur automobile, où les modèles de voiture et pièces détachées américains bénéficieront d’une homologation directe et sans quota, intensification des importations de GNL (les États-Unis sont déjà le deuxième fournisseur de gaz de la Corée du Sud, mais loin derrière le Qatar). La Corée prévoit également des achats de matériel de défense américain de l’ordre de 25 milliards de dollars d’ici 2030, et une enveloppe de soutien totalisant environ 33 milliards de dollars pour les forces américaines en Corée, un point très souvent mis en avant par Donald Trump.
Le pays s’est aussi engagé à investir 350 milliards de dollars aux États-Unis (200 milliards en numéraire et 150 milliards en investissements) dans la coopération pour la construction navale, incluant la construction de sous-marins nucléaires. Cette coopération est cruciale, car les États-Unis ont besoin des compétences et des capacités de production coréennes pour relancer leur secteur de la construction navale, surtout s’ils souhaitent augmenter leurs exportations d’hydrocarbures, les chantiers coréens étant spécialisés dans la production de tankers.
Six mois après son élection, le président Lee s’est donc déjà attelé à ses chantiers prioritaires, avec certains succès, et bénéficie pour l’instant de la confiance des marchés. Il hérite toutefois d’un pays fracturé avec des défis structurels énormes qui viennent questionner le modèle de développement coréen. Évolution de la gouvernance des entreprises pour sortir du capitalisme familial, répartition des gains de la croissance, dépendance au commerce extérieur, positionnement géopolitique entre la Chine et les États-Unis : tous ces sujets supposent des choix stratégiques clairs, alors même que l’opinion publique reste très clivée, notamment sur les relations internationales. Enfin, n’oublions pas que ces choix se posent alors que la Corée du Sud traverse une crise démographique aiguë, dont les racines sont profondes et multiples (place de la femme et des jeunes dans la société, accès au logement, au marché du travail et aux études supérieures). Alors que la population pourrait avoir diminué de moitié d’ici 2100, l’enjeu des autorités sera donc de réussir à composer avec cette nouvelle donne démographique, en tentant au mieux de l’infléchir, et au pire de s’y adapter.