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Derrière le conflit en Ukraine, il y a plusieurs guerres, plusieurs espaces d’affrontement et plusieurs temporalités. Chacun de ces espaces et de ces temps doit être perçu par les entreprises qui cherchent désormais à tracer les lignes de leur politique étrangère. Car chacun de ces espaces et de ces temps peut un jour se matérialiser en risque ou en opportunité.

Sur le plan idéologique, il est clair que la guerre est déjà mondiale. Elle l’est même quasiment depuis le début, car tous les acteurs ont immédiatement contribué à cela. Mais c’est une bataille qui va se poursuivre bien après que les armes se seront tues, car le temps de l’affrontement des idées est plus long que celui du militaire. Par ailleurs, gagner la guerre sur le terrain n’implique pas la victoire idéologique. Enfin, il faut être conscient que cette bataille-là va aussi contribuer à dessiner nos univers d’investissements, car elle va peser sur les nouveaux équilibres géopolitiques globaux. Et cela, quelle que soit l’évolution militaire à court ou long terme ; quel que soit l’affaiblissement économique et politique russe à court ou long terme.   

De la guerre à la remise en question du rôle de l’Occident 


D’une certaine façon, la dimension idéologique du conflit telle que la voit le Kremlin – une guerre par proxy entre l’Ouest et le reste du monde, dont Moscou est la tête de pont1 – est même en train d’échapper à la Russie en se mondialisant. De fait, même si beaucoup d’intellectuels et de responsables politiques de pays non occidentaux saisissent l’occasion pour souligner l’idée d’une responsabilité de l’Otan dans les causes de cette guerre, et surtout, pour élargir le débat en réclamant un nouvel ordre mondial qui ne serait plus celui de l’Occident ; ils n’en condamnent pas moins assez massivement l’intervention russe.

1 “This war is a kind of proxy war between the West and the rest –  Russia being, as it has been in history, the pinnacle of “the rest” – for a future world order”. S. Karaganov, avril 2022, interview dans The New Statesman

Le terrain de la bataille idéologique mondiale semble donc posé : en première ligne de front, le thème de la responsabilité du conflit, voire même de la légitimité à le mener, mais en seconde ligne, celui de la place de l’Occident dans le monde. C’est à l’aune de cette digestion idéologique de la guerre qu’il faudra lire les effets de l’élargissement de l’Otan à la Suède et à la Finlande. Notons que c’est d’ailleurs aussi sur le thème de la responsabilité du conflit que la connexion se fait entre politique intérieure et géopolitique dans beaucoup de pays d’Europe de l’Ouest. En effet, passé le choc psychologique des premiers mois et de la violence, le débat sur les causes de la guerre est en train de devenir un puissant facteur de montée de la conflictualité dans les opinions publiques, répercuté par le travail de polarisation des partis antisystèmes. 

Pas un bloc antioccidental uni mais une nébuleuse idéologique 


Cependant, il n’y a pas pour autant à ce stade formation d’un bloc uni derrière un leader antioccidental, et cela pointe l’échec à la fois de la Russie et de la Chine à prendre ce rôle, bien qu’ils en aient convoité le leadership depuis trente ans. Mais évidemment, l’histoire n’est pas finie … 

Pour sa part, Pékin a pris dès le début du conflit une position consistant à ne pas se mettre en menace de sanctions économiques, tout en s’alignant idéologiquement avec la Russie sur le thème anti-Occident. Cette stratégie a été qualifiée d’ambiguë mais, en procédant ainsi, la Chine cumule pourtant certains avantages stratégiques : pas de rupture économique nette avec l’Occident, qu’elle serait sans doute incapable d’assumer aujourd’hui, mais une position de récupération du capital idéologique russe. Patience donc, éviter la guerre, et laisser travailler les événements à son avantage. Du Sun Tzu dans le texte : l’art de la guerre, c’est de soumettre l’ennemi sans combattre. Il faut dire qu’à Pékin, la guerre idéologique mondiale a été théorisée – mais après les États-Unis et l’URSS ! – avec le concept des « trois guerres » – à savoir la guerre de l’opinion (rallier à sa cause, déclencher des émotions), la guerre psychologique (démoraliser les forces armées, briser la confiance entre le peuple et le gouvernement des pays ennemis) et la guerre du droit (utiliser ou créer des lois pour dissuader, contraindre ou punir)2

https://www.liberation.fr/international/asie-pacifique/operations-dinfluence-les-trois-guerres-du-parti-communiste-chinois-20210921_BVEZX45WV5GRZDWJITVOFQLU6E/

Ce détournement et cette utilisation institutionnalisée du droit international pour faire évoluer un rapport de force géopolitique ont d’ailleurs donné naissance à un concept, issu au départ des milieux néoconservateurs américains, mais qui prend partout, depuis plusieurs années, une énorme importance stratégique : le « lawfare »3. Comme le détaille Amélie Férey dans une étude de l’Ifri, le lawfare adopte aujourd’hui quatre formes principales : « l’aménagement des contraintes juridiques par la réinterprétation de normes existantes ; l’émission de nouvelles normes au moyen d’un lobbying juridique mis au service d’une stratégie de puissance ; la mobilisation des effets du droit pour contraindre un acteur par une judiciarisation stratégique ; l’utilisation du droit comme arme réputationnelle »

3 https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/ferey_guerre_des_normes_2022.pdf

Les pièges du lawfare


Décuplé par la puissance des réseaux sociaux, qui rendent l’espace intellectuel global fragile et « liquide», le lawfare est aussi en train de devenir l’un des outils les plus puissants de la guerre idéologique et, de facto, la source de nombreux risques opérationnels pour les entreprises. Il faut dire que le lawfare nourrit depuis longtemps le travail des services de conformité et il n’est pas anodin de voir la place qu’y prennent la Russie et la Chine : c’est l’un des meilleurs indicateurs du caractère opérationnel de la géopolitique mondiale.

4 Voir les travaux du sociologue Zygmunt Bauman sur le concept de société liquide

Cette guerre exemplarise à l’extrême les évolutions du lawfare depuis vingt ans mais aussi ses paradoxes. Ainsi, alors qu’il est depuis longtemps l’instrument de domination hégémonique des Etats-Unis (via l’extraterritorialité du droit et la guerre économique), il est aussi devenu l’arme de guerre de toutes les puissances ennemies des États-Unis. Aujourd’hui, le discours juridique alternatif russe sur le droit à l’intervention est très puissant en externe comme en interne, avec cette construction de l’espace post-soviétique fondée sur une redéfinition juridique de la diaspora. Ce discours de la loi a donné peu à peu de la substance à l’obsession d’une réécriture de l’histoire et dès 2008, était créée une organisation intitulée « Russkiy mir », dédiée aux trente millions de personnes qui résident en dehors des frontières de la Russie mais qui entretiennent avec elle des liens ethniques, juridiques et culturels. C’est ce discours qui a pris la main sur le cœur de l’État et de la société russe.  

Derrière la neutralité, un monde résolument multipolaire


Reste que pour l’instant, même si la guerre est un puissant accélérateur de débats, il n’y a pas encore de vrai bloc idéologique antioccidental, mais plutôt une nébuleuse hétéroclite dans laquelle se côtoient différents types de régimes, différentes stratégies géopolitiques, différentes mouvances politiques. Beaucoup ont cependant une chose en commun, qu’il est important de repérer, comme indice du scénario géopolitique qui va sortir des événements actuels. 

On assiste dans de nombreux pays à la convergence entre une contestation de la légitimité occidentale à redessiner l’ordre du monde avec une nouvelle forme de non alignement géopolitique. Derrière la neutralité face au conflit, se dessine surtout une position favorable à un monde multipolaire, et rejetant toute hégémonie. Concrètement, derrière la non application des sanctions vis-à-vis de la Russie se cache un « ni-ni » global qui dit beaucoup de la suite – ni les États-Unis, ni la Chine, ni la Russie... – car il permet à de nombreux pays d’affirmer leur indépendance idéologique, tout en poursuivant la collaboration économique avec l’Occident tout comme avec ses ennemis objectifs ou putatifs. C’est la position de l’Inde et des Émirats par exemple. Or, si cette position s’avère ne pas être sanctionnée dans les mois à venir, ce sera un nouveau signal d’affaiblissement de l’hégémonie occidentale, mais aussi d’une moindre puissance de son lawfare – en résumé, incapacité à diffuser ses valeurs, ou à faire appliquer sa norme juridique.   

Où l’on retrouve le vieil aréopage hétéroclite du non-alignement


Derrière cette posture du « ni-ni », on retrouve, selon les pays, plusieurs raisons, plus ou moins mêlées. À l’extrême, il y a la dénonciation d’un double discours occidental sur les Droits de l’Homme, avec cette idée d’un deux poids, deux mesures, qui traverse l’histoire de l’après-guerre. C’est aussi sur ce point que se structure une partie de la critique de la démocratie. Dans le même registre, il y a également la méfiance des régimes autoritaires vis-à-vis de la géopolitique des Droits de l’Homme qui les menace directement. Citons aussi les positions ambiguës de certains pays vis-à-vis de l’idée de souveraineté territoriale, surtout pour ceux ayant des ambitions de conquête ou des conflits territoriaux larvés. À tout cela se greffe enfin l’héritage du tiers-mondisme et du non-alignement des années 60, pour lequel le rejet de l’Occident fait écho au rejet du capitalisme financier. L’entretien du Brésilien Lula dans le Times est par exemple très révélateur de ce qui se passe dans de nombreux pays d’Amérique latine, qui renvoient dos à dos les présidents russe et ukrainien dans la responsabilité de la guerre et dénoncent surtout le blocage des Nations Unis, appelant à une réforme des institutions mondiales.

Lawfare + puissance révisionniste = arme de destruction massive de la gouvernance mondiale 


Alors, où en sommes-nous ? Eh bien, la guerre idéologique dans laquelle s’inscrit le conflit en Ukraine a, pour l’instant, trois effets :

  • Le premier, c’est que la matérialisation par les armes russes d’une critique radicale d’un Occident ennemi trouve un écho idéologique dans de nombreux pays. Et il n’est pas évident que le débat sur le génocide atténue cet écho. S’il est perçu comme un outil du lawfare occidental, il risque même le renforcer.
  • Le second, c’est d’accélérer l’autonomie géopolitique des puissances intermédiaires et donc la multipolarisation du monde, y compris en matière de gouvernance et de norme juridique.
  • Le dernier, c’est la réouverture du vieux débat sur la refonte des organisations internationales. Ce débat va devenir essentiel, y compris dans un éventuel processus de paix sur le terrain ukrainien. Car ce processus ne pourrait pas faire l’économie de cette réflexion institutionnelle plus globale sur l’ordre du monde. 


Or, si cette réflexion est également appelée de leurs vœux par beaucoup d’acteurs modérés (y compris des juristes occidentaux) ; si elle semble par ailleurs indispensable pour la transition écologique; il ne faut pas se tromper sur la nature du moment que nous sommes en train de vivre : nous sommes certes face à l’aspiration de nombreux pays à plus de multipolarité, mais aussi face à quelques puissances révisionnistes de l’ordre mondial, qui cherchent à prendre le leadership, voire à instrumentaliser cette aspiration des non-alignés. 

Qu’est-ce qu’une puissance révisionniste ?


Dans l’introduction de sa thèse sur le Congrès de Vienne, l'ancien secrétaire d'État américain Henry Kissinger invite à réfléchir à la fois à la nature des puissances révisionnistes, mais aussi à ce que leur apparition révèle du moment géopolitique que l’on est en train de vivre. « Chaque fois qu’une puissance dénonce l’oppression que lui paraît incarner l’ordre existant où la manière dont il est légitimé, ses relations avec les autres puissances prennent un tour « révolutionnaire » […]. Lorsqu’il en est ainsi, il ne s’agit plus d’accidents, dans le cadre du système existant. C’est celui-ci dont le sort va se jouer. […]. Ce qui est particulier à une puissance révisionniste, c’est que rien ne peut rassurer ses dirigeants […]. La sécurité absolue à laquelle aspire une puissance révisionniste se solde par l’insécurité absolue de toutes les autres […]. La puissance révisionniste est jusqu’au-boutiste ».

La grande bataille idéologique que la Russie soulève avec cette guerre est bel et bien une bataille révisionniste de l’ordre mondial et c’est une posture jusqu’au-boutiste. C’est le sens du grand divorce géopolitique de la Russie avec l’Occident, encore plus qu’une bascule vers l’Asie. Cette bataille ne fait cependant que prolonger, en la radicalisant, ce qui existait déjà dans l’affrontement États-Unis/Chine, et dans la proposition chinoise d’un autre ordre mondial, matérialisé avec sa nouvelle route de la soie. Cela illustre donc aussi, dans le domaine des idées, le moment de déséquilibre profond du système de relations internationales dans lequel nous sommes. 

Enfin, l’affrontement idéologique pointe cette double tendance du scénario géopolitique global que l’on constate dans d’autres domaines, comme dans le commerce par exemple : d’une part un conflit dur entre un Occident aligné idéologiquement et quelques pays ennemis et, d’autre part, dans le reste du monde, une fragmentation, une redistribution de la puissance, et un refus des blocs. À terme, face à cette fragmentation, le rétablissement d’un équilibre global passera donc certainement par une réforme des institutions internationales. Mais, en attendant, plus la guerre s’intensifie, plus la neutralité idéologique devient difficile et plus la bataille de la narration va s’intensifier. Nous en sommes aussi, chacun à notre niveau, les cibles privilégiées.

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