L’Inde rattrapée par les enjeux climatiques
Cela fait maintenant plus d’un mois que les habitants de New Delhi, la capitale indienne surpeuplée qui compte plus de trente millions d’habitants, suffoquent dans le piège de la pollution. L’indice de qualité de l’air a atteint des niveaux historiques, dépassant largement le seuil de 400, au-delà duquel toute sortie prolongée en extérieur devient dangereuse pour l’organisme.
Les hôpitaux de la ville ont aussi signalé une explosion des consultations pour des infections pulmonaires ou des difficultés respiratoires. La pollution tuerait environ 12 000 personnes par an à New Delhi, ce qui représenterait 10% de la mortalité totale dans le pays. Les autorités, qui sont dans le déni, s’obstinent à affirmer que les données disponibles « ne sont pas concluantes pour établir une corrélation directe entre les décès et les maladies liées à la pollution de l’air ».
En cause, les incendies volontaires allumés par les agriculteurs du nord du pays, servant à éliminer les résidus restant après les récoltes et préparer les cultures suivantes. Des pratiques pourtant fortement déconseillées, en raison de leur lourd impact écologique, mais que les autorités ne parviennent pas à réguler. S’ajoute à cela la pollution provenant du secteur de la construction, de la combustion d’énergies fossiles et bien sûr du trafic automobile extrêmement dense.
Ces épisodes rappellent la vulnérabilité extrême de l’Inde aux enjeux climatiques. 80 des 100 villes les plus polluées du monde sont indiennes, et le pays figure parmi les plus exposés (septième) aux événements climatiques extrêmes, notamment liés aux précipitations (inondations ou sécheresse) et à la chaleur.
Exposition de l’Inde aux risques climatiques
Source : Council on energy, environment & water
India's Climate Change Vulnerability Index | District-Wise Study (ceew.in)
Le long chemin de la transition
L’Inde est déjà le troisième émetteur mondial de gaz à effet de serre, mais a le taux d’émission par tête le plus bas des pays du G20. Malgré des efforts pour investir dans les énergies renouvelables, en particulier dans le solaire et l’éolien, le pays reste fortement dépendant du charbon (75% du mix énergétique en 2023), ce qui contribue aux émissions de particules fines et donc à la pollution. Le pays s’est engagé durant la COP26 de Glasgow en 2021 à décarboner son énergie à 50% et à installer 500 GW de capacités d’énergie renouvelable d’ici 2030. Un pari ambitieux mais pas impossible : en 2024, les capacités ont augmenté de 24,2 GW par rapport à 2023 pour atteindre 203,2 GW.
La transition passera aussi par le développement des ventes de véhicules électriques, autre priorité des autorités. Ces dernières ont augmenté depuis deux ans, passant de 1,75% des ventes annuelles à 6,4% en 2023, mais encore loin du seuil de 30% que le gouvernement souhaite atteindre à horizon 2030. Pour l’instant, les ventes sont surtout concentrées sur le segment des deux roues, plus abordable pour les consommateurs indiens. Mais le secteur bénéficie d’une importante politique de subvention, visant à soutenir les achats de véhicules électriques, mais aussi le développement de capacités de production domestique, porté par le constructeur automobile indien Tata Motors, leader incontesté avec une part de marché supérieure à 70%.
Le poids de l’agriculture
La photo de cette Inde moderne, développant à toute allure énergies renouvelables et transports propres, ne doit pas faire oublier son autre facette, celle d’un pays encore peu développé et majoritairement rural.
Or, les enjeux de la transition sont aussi étroitement liés à la question agricole, qui continue d’occuper une place centrale en Inde, où 64% de la population vit encore dans les campagnes.
Alors que le pays a dépassé la Chine en matière de population en 2023, l’Inde est déjà confrontée à un stress hydrique très élevé dans certains États, notamment de l’est du pays. Les rendements agricoles demeurent très en dessous de ceux des principaux producteurs de céréales, car le secteur, qui emploie encore 43% de la population, reste peu mécanisé, et dominé par des exploitations de très petite taille (un hectare en moyenne), majoritairement familiales, se rapprochant souvent de l’agriculture de subsistance. Or, l’enjeu de productivité est énorme, car le pays est très densément peuplé : la Chine dispose par exemple de trois fois plus de terres par habitant.
Surtout, les récoltes dépendent fortement des moussons, dont la temporalité et l’amplitude sont de plus en plus aléatoires. En 2023, la saison des moussons s'était conclue par des pluies en dessous des normales historiques, notamment dans l'est du pays, en raison du phénomène climatique El Niño. Cette année, l'Inde a au contraire bénéficié de l'influence de La Niña. La mousson d'été (juillet-septembre), qui compte pour 70% des précipitations totales dans le pays, a donc été plutôt satisfaisante, même si de grands écarts géographiques persistent.
La question des récoltes, et donc du prix des produits alimentaires, est au cœur de nombreux enjeux économiques. L’existence de mécanismes de garantie des prix agricoles et leur élargissement à un nombre plus élevé de cultures font partie des principales revendications des fermiers indiens. Leur colère avait provoqué des mois de manifestations en 2021 puis en 2024, à quelques semaines des élections générales à la suite desquelles le parti de Narendra Modi avait subi une lourde contre-performance, notamment dans l’État très agricole de l’Haryana.
Les produits alimentaires dominent aussi largement l’indice des prix à la consommation (46% de la composition totale de l’indice). Dans le passé, des épisodes d’accélération des prix avaient d’abord été déclenchés par des pénuries sur les légumes TOP (tomates, oignons, pommes de terre), à la base de l’alimentation indienne, ou sur certaines céréales (riz et blé).
Le poids politique des prix alimentaires est également capital. En 1998, la forte hausse des prix de l’oignon avait ainsi coûté au Bharatiya Janata Party (BJP) les élections locales à New Delhi. Très volatils, les prix alimentaires compliquent la tâche de la banque centrale : jouer sur le taux directeur ou les injections de liquidités n’a que peu d’impact sur le prix des légumes et des céréales. Cette dernière envisage même de ne cibler uniquement que la partie sous-jacente afin d’exclure les prix des aliments. En octobre, l’inflation a ainsi accéléré à 6,2%, poussée par le prix des produits alimentaires (+13,5%), légumes en tête.
La réalité climatique rattrape l’Inde et constitue peut-être le facteur de risque le plus important pour le pays. La pollution atmosphérique rend les villes de moins en moins vivables, notamment dans la capitale, New Delhi. Quant au dérèglement des précipitations, il plonge l’Inde dans une incertitude à chaque saison de mousson : quand arriveront les pluies ? Seront-elles suffisantes ? Trop abondantes et meurtrières ? Bien réparties sur le territoire ? Le poids de l’agriculture, l’influence des récoltes sur les revenus, les prix et donc la consommation des ménages marquent encore profondément l’économie indienne, et rendent donc la croissance potentiellement très volatile. Or, les événements climatiques extrêmes ayant un impact sur les récoltes se sont multipliés ces dernières années.
Dans ce contexte, la réponse des autorités est en demi-teinte : si l’accent a été mis sur les énergies renouvelables et le développement de la production et des ventes de véhicules propres, avec un certain succès, la lutte contre la pollution issue des autres secteurs, notamment de l’agriculture et de la construction, reste encore trop limitée. L’attitude du gouvernement s’apparenterait même parfois à du déni, lorsqu’il s’agit de mesurer les conséquences de cette pollution sur la santé des Indiens, qui coûterait déjà environ dix ans d’espérance de vie aux habitants de New Delhi.