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La nouvelle grammaire de l’économie du risque - Crédit Agricole 1re banque de France des Agriculteurs, particuliers professionnels agriculture entreprise - Actualité Banque

S’il y au moins une certitude - bien qu’elle ne soit pas réjouissante – c’est que les tensions géopolitiques vont servir de toile de fond, pendant plusieurs années, à nos scénarios et arbitrages, individuels et collectifs. Et cela, quelles que soient les évolutions politiques. Mais de quelle façon ce décor est-il en train de redessiner les priorités de politiques publiques ?

Trois raisons – au moins – expliquent cette certitude d’une géopolitique redevenue une base apparente de l’économie politique. Il est en effet exclu qu’une rivalité hégémonique entre deux pays de la taille et de la puissance des États-Unis et de la Chine puisse se régler rapidement. Au mieux, elle peut se stabiliser. Exclu également que soient digérés vite, quelle qu’en soit l’issue, les conflits à dimension existentielle de la guerre en Ukraine et à Gaza : ils vont continuer à cliver les opinions publiques dans de nombreux pays, pendant au moins une génération – celle qui en portera la marque émotionnelle. Dans la foulée, la perte de réputation morale de l’Occident au sein du « Sud global », le fameux « deux poids deux mesures » (double standard en anglais), n’est ni un phénomène marginal géopolitiquement, ni un phénomène rapidement réversible. En face, la Chine ne dispose cependant pas, non plus, d’un soft power établi, les exemples de pays piégés par leur dette ainsi que les tensions en mer de Chine ayant transformé Pékin, pour beaucoup, en une puissance incontournable commercialement, mais dangereuse géopolitiquement. Exclu enfin, qu’une élection puisse résoudre la profonde polarisation politique et désormais sociétale des États-Unis : les problèmes de gouvernabilité et de légitimité politique y sont durables, avec toutes les conséquences que cela peut avoir pour le scénario géopolitique global.  
 

Le new normal mental de la géopolitique conduit au néo-mercantilisme

Les idées de frontières, de confrontations, de puissance, et d’un monde fait d’amis et d’ennemis deviennent donc un « new normal mental » qui travaille les esprits. Par conséquent, cette vision du monde commence aussi à construire le socle intellectuel des nouveaux consensus politiques et économiques - en n’oubliant pas qu’un consensus, une fois qu’il est accepté par une majorité, se présente comme une certitude ! Ainsi, par exemple, le vieux consensus de Washington des années 80, dans lequel la prospérité était liée au libre-échange, est en train d’être supplanté, aux États-Unis en particulier, par la projection d’un monde néo-mercantiliste à somme nulle : ce que tu as, je ne l’aurai pas. L’excédent commercial d’un pays n’est alors plus analysé à partir du rapport entre épargne et investissement, mais à partir d’un principe d’économie politique, selon lequel la richesse des uns s’accumule au détriment des autres. Ce serait un énorme déplacement mental, car tout pays en surplus commercial deviendrait potentiellement un pays rival. 

La recomposition du consensus se fait par ailleurs sur fond de peurs multiples, qui se transforment occasionnellement en colère : peur des conflits, des pénuries, des migrations, etc. Notre environnement émotionnel se modifie donc d’autant plus vite que les risques géopolitiques et climatiques s’interpénètrent. Or, la peur est très puissante sur les priorités des politiques publiques1 et elle contribue à créer une économie politique de la peur. En fait, un « temps cognitif » dont le sociologue allemand Ulrich Beck avait eu l’intuition dès les années 80 : une « société du risque » qui se nourrit autant de la prise de conscience de la menace que de la menace elle-même. « Lorsque l’on reconnaît l’existence des risques liés à la modernisation, et lorsque le danger qu’ils représentent croît, l’effet produit est de l’ordre d’une transformation partielle du système. Il ne s’agit pas d’une révolution ouverte, mais d’une révolution silencieuse, conséquence qui s’opère dans la conscience de tous ».2 
 

La société du risque est la première marche vers la société de la sécurité

À la vérité, il est impossible d’être en sûreté face à des risques majeurs, et surtout imprévisibles3. Néanmoins, les gouvernements de la société du risque se devront d’offrir un sentiment de sécurité, et ce sentiment sera l’un des piliers de nouvelles légitimités politiques et de nouvelles priorités de politiques publiques. La société du risque n’est donc que la première marche vers la société de la sécurité. 

Le changement de perception des risques est clairement en train de mettre à bas une partie du socle théorique libéral, mais il n’est pas encore remplacé par un nouveau corpus cohérent. Nous sommes encore dans un moment de flottement des croyances lié au passage d’un système de pensée à un autre, d’un paradigme à un autre. Ce que Gramsci appelait un moment de crise organique du système. « C’est un long processus que celui qui consiste à se défaire des habitudes de pensées d’avant-guerre » disait Keynes dans un discours prononcé le 8 avril 1933, le jour même où la convertibilité du dollar par rapport à l’or avait été suspendue. Discours dans lequel il expliquait pourquoi il avait abandonné ses convictions libre-échangistes au bénéfice du protectionnisme. Il précisait que ce changement était lié à ses craintes et préoccupations « différentes de ce qu’elles étaient, comme sans doute la plupart des personnes de ma génération »4
 

Une nouvelle grammaire pour les politiques publiques ?

La société du risque change donc le rôle de l’État, mais ce n’est pas simple ! D’un côté, les fonctions de la puissance publique s’élargissent vers un État « katechon », chargé de repousser les catastrophes, de définir et de protéger les biens communs ; mais de l’autre, l’État normatif et son administration digitalisée sont de plus en plus contestés. L’État est désormais payeur, employeur, assureur, redistributeur, régulateur et stratège ! La crise sanitaire a ajouté à cela un retour de l’État hygiéniste, tel qu’on l’avait connu au XIXe siècle, et un État hobbesien, protecteur de la sécurité collective - y compris parfois au détriment des libertés individuelles. Dernier paradoxe, et pas des moindres, la financiarisation des économies ainsi que la mondialisation des grandes entreprises échappent toujours peu ou prou au contrôle des puissances publiques. Les sujets de tension ne peuvent donc que se multiplier sur la question fiscale. 

Mais surtout, les États de la société du risque seront jugés sur leur capacité à anticiper la pénurie et à protéger - ce qui impliquera une forte coordination des acteurs publics et privés, centraux et locaux. Contraintes de planification, de stockage, de secteurs prioritaires : en fait, le paradigme de la sécurité est en train d’évincer progressivement le paradigme de la croissance (ou de le transformer…). Les gagnants du nouvel ordre économique mondial seront ceux qui comprendront le plus vite cette grammaire de l’économie de la pénurie, mais, évidemment, elle ne se met pas en place de la même façon dans les pays avancés et les autres. Là où les plus riches s’efforcent de maîtriser des chaînes de valeur, les pays vulnérables essaient d’échapper au statut de « double victime » – chocs et repli des investissements étrangers. 
 

Nous ne sommes pas tous égaux face aux pénuries

Paradoxalement, les économies de l’abondance ne sont pas les plus touchées par les pénuries, mais leur aspiration à la sécurité y est d’autant plus puissante que le citoyen y a été transformé en consommateur5 et que le contrat social est justement lié au maintien de cette abondance. Le choc politique de la pénurie y est donc particulièrement fort. De plus, la pénurie est un révélateur des inégalités car les asymétries de perception sont liées aux revenus. Pour les plus riches, on confond pénurie et retard d’approvisionnement, voire moindre diversité de l’offre. Pour les plus pauvres, on affronte des besoins vitaux. Néanmoins, pour tous, la conséquence politique de la pénurie est toujours immense – avec un « effet mémoire » sur deux générations au minimum. Le risque de rupture d’approvisionnement redéfinit donc la valeur des biens en fonction de leur valeur politique qui nomme les ressources stratégiques et les ressources essentielles : l’eau, le foncier, l’énergie, la pharmacie, les engrais, les semi-conducteurs, les minerais, les approvisionnements alimentaires, etc.
 

Attention à la logique de salut public

En fait, l’économie de la sécurité aura certainement l’avantage de nous rapprocher du réel, mais l’élargissement des logiques d’urgence risque aussi de donner une priorité d’office aux politiques de court terme sur le long terme. Et, surtout, les politologues alertent sur le risque de dérive vers ce que Romain Rolland appelait « l’Esprit de Salut public », dans son manifeste « Au-dessus de la mêlée »6. Voire même, vers des logiques plus ou moins déguisées de gouvernements d’exception permanente, quelle que soit la nature des régimes et des administrations - une situation dans laquelle le contrat social serait alors autant celui de la gestion d’une catastrophe annoncée, que de la catastrophe réelle… Évidemment, ce serait l’échec de cette modernité réflexive qu’Ulrich Beck appelait de ses vœux : il enjoignait les citoyens de penser les causes des catastrophes non comme des facteurs exogènes – la logique du « choc imprévisible » –, mais comme des phénomènes endogènes, nés au cœur même de nos systèmes économiques et politiques. Il nous enjoignait à penser les événements qui arrivent à partir de la façon dont nous les avons faits advenir.

Frank Furedi, How Fear Works: Culture of Fear in the 21st Century (New York: Bloomsbury, 1998) 
Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (Paris : Flammarion, 2008) : page 143
Voir article « Vers la géosécurisation des systèmes alimentaires ? », Le Déméter 2024, Mondes agricoles : cultiver la paix en temps de guerre
John Maynard Keynes, [1933], 2017, National Self-Sufficiency, The Yale Review, Vol. 22, n°. 4 : 755-769 (trad. « L’autosuffisance nationale », La fin du laissez-faire, Paris, Payot-Rivages).
Marc Augé, L’avenir des terriens (Paris : Albin Michel, 2017) : page 82
6 « Au-dessus de la mêlée » est un texte sur la Première Guerre mondiale écrit par Romain Rolland le 15 septembre 1914 et publié en supplément du Journal de Genève du 22 septembre

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