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La nouvelle vague sera politique

Nous n’y échapperons pas : le versant politique de la crise sera très abrupt. Cela ne tient pas seulement à la comptabilité des morts mais à la puissance du traumatisme, au nombre de gens qui le partagent, et à la perception de la crise. Donc aussi, à la façon dont on va l’écrire. Or, l’histoire nous apprend que la mécanique politique post-crise se déploie en deux phases. D’abord des effets rapides, brutaux, pendant des élections par exemple. Puis, cela s’étale dans le temps, tandis que le vécu des événements est peu à peu brouillé par les multiples récits contradictoires qui en sont fait. Les Grecs appelaient ce moment l’hystérèse, ce qui vient après… Or, ce travail souterrain du politique, complexe, est le plus important. C’est lui qui déplace les idées et les institutions.

Les physiciens ont recours à la notion d’hystérèse pour comprendre des phénomènes physiques qui se prolongent, alors que les causes ont disparu. Les économies aussi y sont sensibles, notamment l’emploi(1). Et que dire des populations ! Plusieurs générations après, on se souvient, même sans le savoir. Les psychiatres connaissent la puissance de la mémoire générationnelle. Les crises se vivent mais on en hérite aussi : les Allemands tiennent plus que tout à la stabilité monétaire depuis 1923, et on mesure collectivement le poids de cet héritage en Europe.

Aujourd’hui, tout pointe le politique. La question sanitaire d’abord, qui a redéfini notre lien avec l’État. La violence du choc économique ensuite, et son aspect mondial. En 2008, les pays émergents n’étaient pas en récession, mais cette fois oui. Peu de pays ont les moyens du chômage partiel et du confinement, qui sont un « luxe » parfois impossible… Partout, chômage et précarité explosent. Comment imaginer qu’une courbe en V, ou en U, efface la puissance des effets d’hystérèse politiques ? Enfin, surtout, nous sommes entrés dans la crise déjà malades. Le monde d’avant était traversé par les inégalités, la perte de légitimité des États et la géopolitique. Le virus renforce ces pathologies, nous allons les retrouver décuplées. Tweets, Trump, et tout le reste.

 

Ce que l’immobilité a déjà fait bouger

En devenant pandémie, et surtout avec cette idée d’autres accidents possibles, le virus définit un univers d’état d’exception permanent. C’est un énorme changement de perception politique. Ce que Walter Benjamin appelait « le monde-catastrophe »(2), quand l’exception fusionne avec la règle.

Premier constat : ce monde-catastrophe met en risque les libertés. En Hongrie, V. Orban a pris les pleins pouvoirs. En Pologne, et dans des États américains, des législations anti-avortement fleurissent en confinement. Et puis, l’inquiétude, partout, face aux applications, bracelets, drones et autres méthodes de suivi.

Deuxième constat : dans ce monde-catastrophe, le politique a repris du pouvoir. Il redonne de la responsabilité aux acteurs et de la valeur aux décisions. C’est une nouvelle importante, parce que le virus s’attaque donc à l’une des causes les plus profondes de la crise politique que nous vivions depuis trente ans : la rengaine sur les gouvernements tous identiques et sur l’économie qui avait pris les rênes. Or, les gouvernements n’ont pas tous fait les mêmes choix face au Covid : de Merkel à Bolsonaro, le pas s’est élargi… Quant à l’arbitrage entre politique et économie, il s’est brièvement inversé. C’était donc possible et on s’en souviendra. C’est un autre changement important de perception.

 

La seconde mort de Ronald Reagan

Troisième constat : les critères de légitimité des États ont bougé. Désormais, l’efficacité prime, ainsi que la sécurité. Cela va peser sur toutes les élections, et les régimes autoritaires n’y échapperont pas non plus.

En Corée du Sud, le gouvernement a retrouvé sa popularité car il a bien géré la crise sanitaire. Aux États-Unis, après quarante ans de critiques de l’État-providence, le Big State redevient la condition de l’efficacité de l’État. Certes, quelques républicains s’inquiètent, mais le curseur a bougé : contrairement à 2008, démocrates et républicains sont d’accord pour une intervention massive voire durable de l’État. Et on se souvient alors que 1929 a produit aux États-Unis un (mince) filet de sécurité sociale ainsi qu’un réseau d’infrastructures et la Seconde Guerre mondiale un département unifié de la défense.

Bref, c’est la seconde mort de R. Reagan qui annonçait à son investiture que l’État n’était pas la solution, mais la cause des problèmes. Troisième grand virage de perception politique.

 

Dollar is (still) King…

Dans ce monde-là, la géopolitique sera reine mais cela, en revanche, n’est pas une nouveauté. Plus difficile à prévoir est la question du roi. Difficile, car la crise redistribue la puissance. Au profit des GAFA d’abord, car le contrôle des données est encore plus stratégique qu’avant : on parle à présent de capitalisme de surveillance. Ensuite, au profit des pays qui « sortiront » au mieux de la crise, et avant les autres. À ce jour, la Chine devrait être la seule grande puissance en croissance.

L’État russe a certes une gestion sanitaire qui vise à préserver les secteurs stratégiques, mais il court un grand risque politique intérieur, et la crise de l’énergie l’affaiblit.

Quant aux États-Unis, la situation est complexe : perte de puissance d’une part (économie et secteur énergétique), risque politique intérieur d’autre part (chômage et menace de balkanisation institutionnelle, avec une hostilité croissante entre le centre et les États), mais aussi domination monétaire renforcée (la crise l’a rappelé s’il le fallait) et militaire (38% des dépenses mondiales). Mais, c’est justement ce cocktail de puissance et de déclin qui rend le pays dangereux, indépendamment de D. Trump : les sciences politiques(3) décrivent depuis longtemps le comportement d’une puissance hégémonique acculée, qui détruit le rival mais aussi les institutions internationales qui ne jouent plus à son profit. Ou comment claquer la porte de l’OMS…

Enfin, dans ce monde-là, la guerre des discours ira bon train, à la mesure du traumatisme des populations : le Covid a renforcé l’importance du soft power. La Chine a lancé l’affrontement en déployant une route des masques, avec plus ou moins de réussite (livraisons non arrivées au Chili et dans certains pays africains, alliance resserrée avec le Pakistan et l’Europe centrale). Puis, les États-Unis ont répondu avec le thème de la responsabilité. Et depuis, tout va vite. Trop vite : signal certain d’une intensification des enjeux géopolitiques.

Hier, aujourd’hui, les accusations américaines dessinent le contour d’une guerre froide bipartisane qui mettrait l’Europe en situation de choix, tandis que la Russie s’alignerait sur la Chine, n’ayant pas eu gain de cause à sa demande de levée des sanctions. Moscou dénonce aussi l’activisme américain autour des ressources arctiques tandis qu’en Asie, le Covid a intensifié la tension Chine-Taïwan.

Tout cela n’agite pas que les grandes puissances. Partout, les politiques tentent de rejeter la responsabilité des événements sanitaires, en interne et en externe. Partout, l’Autre est responsable : puissance décuplée des logiques de « Bouc émissaire » dans la crise(4). Quant à R. T. Erdogan, il parle d’aubaine : « Pour la première fois, nous assistons à une restructuration du monde. La Turquie a l’opportunité d’être au centre de ce processus ». Il n’a pas tort sur une recomposition géopolitique qui ouvre bien des possibles aux puissances secondaires (Arabie saoudite, Inde…).

Mais partout aussi, la nervosité des citoyens monte en écho à ces discours bellicistes. Aux États-Unis, l’hostilité des Américains vis-à-vis des Chinois est au plus haut depuis 2005, à 66% contre 35%. Bref. Que la politique rouvre de nouveaux possibles serait une bonne nouvelle. Mais que la géopolitique clive encore plus un monde épuisé en est une très mauvaise.

 

(1) Olivier J. Blanchard et Lawrence H. Summers, Hysteresis and the European unemployment problem, 1986
(2) Sur les thèses de W. Benjamin, voir Gouvernance, souveraineté et catastrophe. L’ontologisation de la crise et la philosophie du présent - Francisco Naishtat - Presses Universitaires de France - Diogène 2009, n° 228
(3) Robert Gilpin, War and change in world politics, 1981
(4) René Girard, la Violence et le Sacré, 1972

 

Tania Sollogoub -tania.sollogoub@credit-agricole-sa.fr

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