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À ce jour, nous ne sommes pas en guerre militaire ouverte avec la Russie, bien qu’à la limite de la cobelligérance. En revanche, nous sommes en guerre économique, en cyberguerre, en guerre de normes, en guerre de valeurs et malheureusement à la limite de la guerre culturelle.

Or, chacun de ces domaines d’affrontement a non seulement une temporalité qui lui est propre – par exemple, la guerre économique continuera à se dérouler même si un règlement du conflit militaire se dessinait – mais aussi des espaces d’incertitude et d’insécurité bien spécifiques. En fait, LES guerres impactent la perception et la structure de nos risques, dans le temps comme dans l’espace. De nouveaux interdits apparaissent, de nouvelles primes de risque s’inscrivent dans les prix et les taux. Que cela se voie ou non, que cela soit brutal ou non, elles impactent donc aussi la stratégie des investisseurs dans le monde, à court, moyen et long terme. On ne doit plus parler de « choc » géopolitique, ce qui impliquerait de façon inconsciente un retour à la normale, mais d’un changement d’univers de risques, et d’un changement de paradigme. Les chocs sont la règle et non plus l’exception.

Le triangle d’un nouvel espace d’investissements et de risques

Dit autrement : ces guerres sont en train de redessiner nos espaces d’investissement, mais aussi nos espaces de sécurité économique et financière. D’ailleurs, la guerre russo-ukrainienne ne fait qu’accélérer une tendance : en fait, la réflexion sur les espaces d’investissement et les valeurs refuges se déploie depuis la guerre commerciale des États-Unis avec la Chine, qui a pointé l’inévitabilité d’un découplage technologique dans les secteurs et les zones les plus stratégiques – c’est-à-dire les plus « porteurs de puissance ». Cela prend différentes formes : sanctions côté américain, autocensure des investisseurs, interdiction pour les entreprises chinoises de se développer aux États-Unis, etc. Le coup était donc déjà donné à l’hyper-globalisation, en imposant une redéfinition des chaînes de valeur, impératif que le Covid et la transition climatique avaient renforcé. La guerre russo-ukrainienne accélère et rend visible tout cela, et elle s’annonce, quoi qu’il en soit, comme un nouveau grand moteur de déglobalisation.

Cependant, même accélérée, même « conscientisée », cette redéfinition des espaces de risques et d’opportunité est loin d’être achevée. Cela va prendre plusieurs années. À court terme, l’interdit russe a certes été vite acté, et ce qui ne paraissait pas possible en termes d’investissement (la sortie du R des BRIC) l’est devenu en quelques semaines. Ce retournement a été d’autant plus vite acté par les investisseurs que le risque de réputation et la puissance des réseaux sociaux s’en sont mêlés. En fait, le retrait massif de la Russie est certes lié aux sanctions mais aussi à la crainte du risque d’image, dans une période où toutes les entreprises cherchent à intégrer une nouvelle logique d’investissement responsable – qui seule, répondra aux aspirations des générations futures. Les droits de l’Homme, que bafoue brutalement ce conflit, étaient, de toute façon, déjà à l’œuvre pour restructurer les stratégies des entreprises occidentales, mais l’irruption d’un discours perçu comme néo-totalitaire, en créant un choc cognitif collectif, n’a fait qu’accélérer les choses. Cela dit, le Covid nous avait préparés à cette situation, non seulement en élargissant les frontières mentales du possible, mais aussi en incitant les entreprises à s’autosaisir de questions éthiques. 

Géopolitique, climat et exigences éthiques s’annoncent donc, désormais, comme les architectes du nouveau triangle de nos possibles. Mais, soyons clairs, cela va réduire la surface utilisable d’investissements. Certains arbitrages risquent d’être douloureux.

Nos contraintes géopolitiques partiront du Grand Jeu

Concrètement, comment intégrer la géopolitique dans nos évaluations du risque, dans nos stratégies et les prises de décision qui en découlent ? C’est LA question qui va courir dans les années à venir et elle est complexe. Elle devra s’articuler autour d’un point de méthode important : il faudra réfléchir en partant du long terme, c’est-à-dire des fondamentaux les plus structurants et les plus durables des relations entre les États, pour comprendre comment ils se déclinent ensuite, secteur par secteur, activité par activité, homme politique par homme politique, chef d’entreprise par chef d’entreprise, etc. 

Rappelons également que la tendance géopolitique de long terme, ce n’est pas l’événement de risque lui-même, confusion que font systématiquement les marchés, qui ont tendance, par voie de conséquence, à surestimer le risque à court terme et à sous-estimer le risque à long terme. Exemple : la volatilité est au plus haut à chaque élection américaine, mais retombe vite, comme si un seul mandat pouvait résoudre la polarisation politique profonde d’une société... L’événement fait donc effet de loupe par rapport à la tendance, et la confusion reste permanente, et très répandue, sur la nature même d’« un risque géopolitique » ou d’une tension géopolitique. Cette confusion condamne depuis quelques années les marchés financiers à l’incompréhension de ce qui se passe et au yoyo de la volatilité d’anticipations perdues entre le moment et le cycle. 

Si l’on applique un instant à la situation présente ce principe d’analyse top-down, notre futur espace d’investissement se présente donc, avant toute chose, comme fonction d’une hypothèse sur le scénario géopolitique global de long terme : guerre froide, rideau de fer étanche ou pas, monde multipolaire, etc. C’est le point de départ de toute réflexion stratégique. Autre certitude : ce point de départ prendra sa source au cœur du jeu des grandes puissances, auquel se soumettront les puissances secondaires. Ce que l’on appelle la Grande Stratégie, et il semble bien qu’elle sera marquée par trois grandes lignes. D’une part, l’affrontement États-Unis/Chine, qui était, et doit rester, notre cadre de pensée sous-jacent. D’autre part, il est peu probable que le scénario à venir soit le cycle d’un seul hégémon. La Chine est pour l’instant trop accaparée par ses problèmes domestiques (Covid, ralentissement de la croissance, crise immobilière, reconduite de Xi au pouvoir) et les États-Unis peuvent, au mieux, prendre le leadership d’alliances. Le grand scénario qui s’annonce est plus probablement un scénario de blocs, mais lesquels ? La situation est très fluide et beaucoup d’alliances inattendues peuvent apparaître. Le troisième point sera donc très important pour définir ce périmètre des alliances : le positionnement de tous les pays et de tous les acteurs vis-à-vis des États-Unis, de la Chine, mais aussi d’une Russie affaiblie, dont le nouveau triste rôle de paria de l’Occident servira néanmoins à départager les acteurs.

Accepter l’incertitude

L’étape suivante reste la plus difficile : il faut choisir le scénario. Guerre froide ? Monde en îles ? Logiques impériales ? Fragmentation globale ? Sur chaque hypothèse, soyons conscients que chacun va déployer ses méthodes de prospective mais aussi ses propres biais de personnalité, d’histoire, de formation ou tout simplement de nationalité. Des biais et des points aveugles, qui sont d’autant plus puissants que l’incertitude est forte : revoilà les fameux « esprits animaux » de Keynes, qui prennent la main de nos choix en période d’incertitude radicale... Par ailleurs, ces biais nous conduisent souvent, sans le savoir, à aller trop loin, et surtout trop vite, dans le récit et les certitudes. Le grand scénario global ne doit pas être écrit trop tôt, au risque, sinon, de provoquer de graves erreurs d’investissement.

De fait, aujourd’hui, la géopolitique est en marche mais rien n’est stable et la probabilité des différents scénarios est à peu près égale, en fonction des événements, et notamment des événements militaires. Le fameux brouillard de la guerre de Clausewitz. L’équilibre géopolitique international est bel et bien rompu, mais il l’était déjà avant la guerre russo-ukrainienne. En fait, c’est un mouvement très dialectique : la guerre actuelle rebat les cartes mais elle a lieu aussi parce que le jeu était déjà désorganisé et que les acteurs les moins adverses au risque militaire comprennent cela plus vite que les démocraties. En effet, la rupture d’équilibre global crée des effets d’opportunités pour les puissances à visées impériales et elle ravive de nombreux conflits locaux qui semblaient gelés. On en avait déjà eu les signaux en Turquie, en Azerbaïdjan, en Inde, etc.

Quant aux causes de rupture de cet équilibre, si l’on s’autorise à résumer de gros ouvrages de sciences politiques en deux mots, disons simplement que la puissance hégémonique (les États-Unis dans le cycle que nous vivons) n’est plus capable d’assurer la stabilité et la sécurité du système global et qu’elle perd alors sa légitimité, entraînant une phase dite de récession géopolitique – à savoir une déconcentration des pouvoirs et des équilibres à tous les niveaux. Nous sommes dans cette période, elle va durer, et si la guerre russo-ukrainienne est un des plus terrifiants avatars de la récession géopolitique globale, elle n’en est malheureusement pas le seul.

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