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Nicolas Gogol chez les banquiers

Souvent, le temps long de l’Histoire ne semble pas être un support de décision bien utile dans un comité de crédit ! C’est vrai en régime de croisière, c’est-à-dire en temps économique et politique « normal », mais par gros temps, c’est faux. L’histoire nous permet au contraire de distinguer quelques points stables dans un univers de prévision devenu volatil, voire anxiogène, et c’est particulièrement le cas en géopolitique. D’ailleurs, pour savoir où sont ces points structurants, il est intéressant d’employer la méthode d’investigation que préconisait Max Weber, afin de mesurer la portée réelle d’un facteur historique : qu’est-ce qui se serait passé s’il n’avait pas existé ? What if ? Eh bien si le Covid n’avait pas eu lieu, la rivalité sino-américaine serait tout aussi puissante et structurante pour la politique et l’économie mondiale.

  

De ce constat découlent aujourd’hui trois idées, devenues quasi consensuelles, et qui méritent donc d’être examinées de plus près. En effet, un déplacement de consensus est toujours important pour le business comme pour les économistes, car cela influence les décideurs, donc les scénarios eux-mêmes ! Important aussi, parce qu’un consensus procède autant d’un regard plus lucide sur la réalité, que d’un désir moins lucide d’écrire cette réalité. Précaution méthodologique d’investigation économique, cette fois : J. Kornai[1] préconisait de se retourner tous les dix ans sur ses erreurs de prévisions pour distinguer ses propres biais de jugement.

 

Gare aux « tchinovnik » américains…

La première idée, c’est que l’affrontement entre les États-Unis et la Chine perdurera après les élections américaines, même si c’est avec de nouvelles têtes, de nouvelles formes, voire une sensation de trêve, que le marché attrapera hâtivement comme un signal de paix. Cette permanence du conflit, sous-jacente ou pas, est probable pour trois raisons.

D’abord, parce que cette tension renvoie au caractère inévitable de la grande histoire, c’est-à-dire à la domination américaine face au rattrapage chinois. Or, une nation hégémonique concurrencée n’abandonne JAMAIS sa position sans tensions.

Ensuite, parce que l’hostilité des populations s’est accrue, encore plus avec le Covid, et que le sujet est donc entré dans le champ des politiques intérieures – et pour longtemps, car les effets générationnels sont puissants en politique. Pour certains auteurs, comme G. Modelski, ils seraient la source de cycles longs d’opinion politique, équivalents en géopolitique à ce que sont les cycles Kondratieff pour l’économie.

Enfin, et c’est l’argument le plus objectif, la dynamique de l’affrontement ne vient plus seulement de la tête politique des gouvernements, mais elle est intégrée dans les textes, les réglementations et les structures administratives. Les sociologues l’ont montré depuis longtemps : cela crée à la fois une inertie avec un retour en arrière et un effet d’entraînement. Au passage, un spécialiste du sujet est l’écrivain russe Gogol qui avait identifié depuis longtemps le « tchinovnik »[2] (le fonctionnaire) et sa capacité à influencer une société… Or, l’administration américaine a intégré à la fois la légitimité contestable de l’extraterritorialité du droit américain et la logique de rivalité géopolitique.

 

Leçons de l’histoire contre globalisation

La deuxième idée qui forme le consensus, c’est que cette rivalité peut se déployer dans tous les secteurs – de l’économie au militaire, en passant par la culture, l’éducation et la diplomatie – ; qu’elle sera plus forte dans les domaines dits stratégiques – la technologie, le contrôle des matières premières, la santé… – ; et qu’elle passera par une forme de « decoupling » des chaînes de valeur. Oui, mais quand ? Et jusqu’où ? Là, le consensus se rompt. La vision la plus répandue chez les économistes table sur une déglobalisation partielle et lente, conduisant à la définition progressive de zones d’influence respectives des deux puissances. Cette projection de l’avenir définit de facto un monde polarisé, dans un équilibre pouvant aller de la guerre froide à la collaboration dans certains domaines. Et ce monde ne semble d’ailleurs pas incompatible avec les structures actuelles de la finance.

Mais certains politologues sont plus prudents, et on les dit trop vite pessimistes, dès lors qu’ils sont hors consensus. En effet, l’histoire des États hégémoniques sur le déclin enseigne plutôt que ces derniers cherchent à détruire à tout prix la puissance concurrente, y compris par la force militaire. Au fond, sur tout cela, il est difficile de savoir ce qui l’emportera entre l’expérience historique et les spécificités actuelles, à savoir l’interdépendance économique profonde née de la globalisation ; et la nucléarisation du monde, qui définit de nouvelles règles dans l’usage du militaire.

 

La puissance du dollar peut-elle marquer une phase de déclin géopolitique ?

La troisième idée est la plus importante. Le Covid et la crise sociétale qui secouent aujourd’hui les États-Unis ont accéléré une sensation paradoxale : d’une part, la certitude d’une faiblesse accrue de l’hégémon américain et d’une bascule encore plus nette vers l’Asie (économique et politique), mais, d’autre part aussi, celle d’un verrou de puissance, lié à l’hégémonie incontestable du dollar, bien qu’il baisse lentement dans les réserves de change de nombreux États. Que nous enseigne l’histoire ? Quelle a été la place du monétaire dans les moments de tension hégémonique précédents[3] ?

De nombreux auteurs, tels que G. Arrighi, I. Wallerstein, S. Amin, et F. Braudel bien sûr, ont tenté de mettre en regard la succession des phases d’expansion commerciales, productives puis financières du capitalisme, avec les phases géopolitiques de l’histoire globale. De ces études, il ressort un constat interpellant : « ces périodes où la finance prend une importance particulière témoigneraient d’une faiblesse toute nouvelle de la puissance hégémonique ancienne, et annonceraient son prochain remplacement […]. Elles annonceraient l’imminence relative d’un tournant dans le régime d’accumulation à l’échelle mondiale[4] ».

Ce constat serait lié à une mécanique bien simple où économie et géopolitique s’interpénètrent. Ainsi, l’hégémon, dans sa phase initiale de domination, enregistre des excédents courants, mais ces derniers vont se transformer en déficits, à mesure qu’il n’est plus capable de produire les biens les plus attractifs (production qui est un des critères de l’hégémonie). À partir de là, l’hégémon, qui garde encore sa puissance financière, va attirer les flux de capitaux les plus mobiles, puis les recycler vers des activités rémunératrices, souvent en investissements directs chez la puissance concurrente ! La boucle est alors bouclée : « L’expansion financière restaure les forces de l’hégémon sur le déclin tout en renforçant les contradictions qui le minent[5] ». No comment. Cela s’est passé pour les Hollandais, à partir de 1750, et les Anglais, à partir de 1919… Cela ressemble fort à la situation américaine depuis 1977.

Beaucoup d’observateurs mesurent aujourd’hui l’importance de la sphère financière en géopolitique, et appellent à des systèmes monétaires alternatifs. Ils se situent en Russie et en Chine évidemment, où sont développés des outils pour échapper à SWIFT (SPFS pour la Russie, qui gère déjà 18% des transferts internationaux russes, ou CIPS pour la Chine). Ils se situent dans les pays émergents, notamment en Turquie ou en Inde, et cherchent à développer les paiements bilatéraux dans d’autres monnaies – ce que recommandaient les ministres des Finances de l’Organisation de coopération de Shanghai en mars dernier. Mais ils sont aussi au cœur du système financier occidental, comme au cours de la fameuse conférence de Jackson Hole, en août dernier, quand l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, M. Carney, appelait de ses vœux la création d’une monnaie digitale fondée sur un panier de devises, monnaie qu’il nomme de façon bien intéressante : « synthetic hegemonic currency » SHC. Les États-Unis feraient mieux de se méfier aussi de leurs alliés…

 

Tania Sollogoub

 

 

 

[1] Economiste hongrois théoricien de la notion de contrainte budgétaire souple.

[2] « Jamais personne n’avait fait un cours si complet d’anatomie pathologique sur le fonctionnaire russe ». (A. Herzen, Du développement des idées révolutionnaires en Russie, 1851)

[3] Puissances hégémoniques depuis le XVe siècle : Portugal, Pays Bas, Angleterre, États Unis.

[4] P. Norel (2009), L’histoire économique globale, Seuil.

[5] G. Arrighi et B. Silver (2001), « Capitalism and world (dis)order », Review of international studies, n°27

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