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Pays émergents : ce qu’il va falloir surveiller

Les équipes du FMI qualifient la crise actuelle de « perfect storm » pour les pays émergents, et encore plus pour les « pays frontières », c’est-à-dire ceux qui sont à la limite du développement. Effectivement, les chocs sont multiples. Internes, évidemment, avec le Covid, mais aussi externes, comme à chaque grande crise financière. Et si l’expression pays émergents veut encore dire quelque chose (ce dont on peut douter), c’est sur la question de ces chocs externes que l’on peut trouver des points communs à quasi tous les pays mis hâtivement dans le « pot » des émergents. 

Les différents types de chocs externes

Petite vision en survol de ce qui peut venir frapper ces pays dans les mois à venir (et qu’ils ont déjà vécu en partie depuis deux mois) : à court terme, retraits des investissements de portefeuille, difficultés de refinancement de la dette externe, attaques sur le change. Presque tout cela, ils l’ont déjà vécu en mars, avec un point haut historique touché pour les spreads souverains, des banques centrales obligées de défendre leurs monnaies, et des sorties d’investissements de portefeuille, que le FMI estime à 100 milliards de dollars, soit un montant trois fois plus important que lors de la crise de 2009…

À présent, ne soyons pas naïfs : même si les spreads souverains sont en train de se réduire, même si certains taux de change sont moins sous pression, même si le prix du pétrole remonte, gardons en tête l’hypothèse prudente que d’autres accès de volatilité peuvent se déployer dans l’univers des émergents cette année, même si c’est avec moins d’ampleur, et avec plus de discrimination de la part des marchés. Cette hypothèse est liée bien sûr au choc de croissance, qui va être fort pour quasi tous ces pays (contrairement à 2009, les pays émergents seront en récession), mais encore plus, à l’état de leurs comptes extérieurs. En effet, même dans un « best case » où le rebond serait rapide pour la croissance du PIB en 2021, l’inertie sera plus forte sur les déficits courants qui mettront plus de temps à se résorber. D’ailleurs, la réduction progressive des excédents externes de nombreux pays émergents ne date pas du Covid. C’est une tendance ancienne car ils n’ont jamais récupéré les niveaux d’excédents qu’ils avaient avant 2009.
Et puis, à moyen terme, d’autres problèmes structurels peuvent aussi creuser les déficits extérieurs. Rapatriement des revenus des investissements directs étrangers et éventuellement retrait des investissements directs eux-mêmes (mais c’est assez rare car le coût de sortie est élevé). À cela, il faut ajouter le ralentissement des flux commerciaux, la chute plus ou moins durable des revenus du tourisme, la crise de certains secteurs (automobile, aérien, shipping, …), la question du prix des matières premières (le pétrole en première ligne) et un choc sur le rapatriement des revenus des travailleurs à l’étranger – la Banque mondiale estime que les migrants ont envoyé chez eux 554 milliards de dollars, soit un montant supérieur aux investissements directs étrangers reçus par les mêmes pays…

Face à cette avalanche de chocs possibles, la question des risques financiers est majeure. Elle se décline autour des taux de change et de la dette, de la solvabilité et de la liquidité, pour repérer les pays ou les acteurs les plus risqués (État, ménages, entreprises et banques), mais aussi les schémas d’enchaînement systémique. Nous n’avons pas l’ambition de répondre à ces questions, qui vont nous occuper plusieurs mois (voire années ?), en quelques lignes. Mais juste celle de préciser quelques points parmi d’autres, qui seront importants à suivre cette année.

La fin du péché originel pour la dette publique ?

En matière de dette publique, il y a consensus de la BRI[1] et du FMI[2] : les États émergents se sont presque tous guéris de leur « péché originel[3] » qui les avaient entraînés dans les crises depuis les années 80. Ainsi, à la fin 2019, 80 % des dettes publiques des pays émergents sont financées en monnaie locale et majoritairement à taux fixe. Cela limite leur vulnérabilité aux risques de change et limite aussi le risque de crise systémique sur la dette publique des émergents.

Pour autant, les risques demeurent, comme le souligne la BRI. D’une part, parce que le stock moyen de dette publique des pays émergents a eu tendance à augmenter (bien qu’il soit plus faible que celui des pays non émergents). D’autre part, parce que certains pays gardent une part en devises sur leur dette publique, entre 10 et 20 % du total, qui les exposent tout de même (si l’on met de côté les pays en défaut, évoquons la Hongrie, la Turquie, le Mexique…). Par ailleurs, la BRI souligne aussi la fragilité des grandes entreprises publiques dans ce domaine, beaucoup plus exposées que les États, notamment dans tous les pays exportateurs de matières premières. Cela s’explique parce que ces entreprises disposent d’une « couverture naturelle » au risque de change – puisqu’elles exportent justement, et c’est d’ailleurs pour cela qu’on leur a prêté en devises ! Situation qui devient dangereuse si le prix des matières premières exportées est structurellement plus bas.

Autre point qu’il va falloir suivre : la participation des investisseurs étrangers sur les marchés locaux des emprunteurs souverains, qui est passée en moyenne de 10 % dans les années 2000 à 25 % aujourd’hui (avec des écarts évidemment très importants selon les pays). Le FMI estime que cette participation peut être un avantage en aidant le pays à avoir plus de profondeur financière et moins de volatilité, mais que cela se transforme au contraire en risque de volatilité accrue, quand cette participation devient supérieure à 40 % du total, ou lors d’un stress financier global. Dans ce cas, les investisseurs, au contraire, importent les chocs globaux, d’autant que les flux de dette sont très sensibles aux conditions internationales, alors que les flux d’equity sont plus déterminés par les conditions locales, notamment la croissance du pays.

Enfin, la BRI alerte sur une évidence : l’augmentation globale des besoins de financement des États à court terme, dont elle estime qu’ils se situeront entre 10 et 20 % du PIB pour les pays les plus touchés. Cela, dans un contexte où les pays qui étaient à la limite de la notation « investment grade » des agences de rating internationales risquent d’être dégradés, ce qui pourrait provoquer une sorte de « choc de notation ». Voilà pour les États.

Attention à la dette du secteur privé

Et les autres acteurs ? Commençons par l’un des points de risques le plus inquiétant, et malheureusement le plus opaque : la question des dettes privées des entreprises non financières des pays émergents. Le FMI alerte depuis plusieurs années sur ce sujet, avec une part à plus de 100 % du PIB d’endettement pour de nombreux pays tels que la Chine évidemment, la Turquie, la Corée, voire la République tchèque et d’autres encore. Ce chiffre est cependant à relativiser si l’on prend la seule part en devises de cette dette privée. Dans ce cas, en la rapportant au PIB, des pays comme la Chine disparaissent d’un échantillon de risque, qui pointe alors la Turquie, le Mexique, le Chili, la République tchèque ou la Malaisie.

Cependant, la BRI souligne aussi ce qui peut atténuer le risque lié à cet endettement privé, à savoir les actifs en devises détenus par les mêmes entreprises des pays émergents concernés. Ils s’élèveraient à 1 000 milliards de dollars déposés dans les banques correspondantes de l’institution. Elle estime également que la Hongrie, la République tchèque, le Chili ou la Malaisie détiennent plus de 100 % de leur PIB en actifs en devises. Et que, par ailleurs, les institutions de régulation de certains pays sont elles-mêmes très attentives à ce que les entreprises endettées soient correctement couvertes (ce qui est le cas de la Banque centrale du Chili par exemple). Pour autant, avertit la BRI, 200 milliards de dollars seront à rembourser, entre juin et décembre cette année, par des entreprises qui se situent au Brésil, en Chine, en Inde, ou au Mexique…

Enfin, il faut dire que toutes ces analyses de vulnérabilité dépendent surtout d’une chose : la durée de la crise. C’est là que Barry Eichengreen[4] – tiens, tiens, l’inventeur, justement de ce « péché originel » des émergents – intervient. Il considère que beaucoup de facteurs vont être structurels, du type équilibre de prix plus bas pour le pétrole, ou bien flux commerciaux réduits, ou restructuration des chaînes de valeur. Et il alerte sur un autre vieux péché originel : cette idée que l’analyse de la crise par les institutions internationales n’est jamais la bonne en matière de dette, qui tend à être trop concentrée sur le court terme et l’aide à la liquidité, partant du principe que le problème est transitoire, alors qu’il faudrait dès maintenant réfléchir au long terme, face à des tendances structurelles.

 

(1) Banque des règlements internationaux – Quaterly review – Juin 2020
(2) FMI – Global financial stability report – Avril 2020
(3) Une incapacité de l'État à emprunter à long terme dans sa propre monnaie, connue dans la littérature sous le nom de péché originel (original sin, Eichengreen et al., 2002)
(4) Managing the Coming Global Debt Crisis, May 13, 2020 Barry Eichengreen, Project syndicate

 

Tania Sollogoub - Tania.sollogoub@credit-agricole-sa.fr

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