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La puissance des "esprits animaux"

Nous ne savons pas quand sera touché le point bas de la production en Chine. Nous ne pouvons pas anticiper la propagation de l’épidémie, les ruptures de chaînes de production ou l’ampleur des crises de confiance politique. Ainsi, jusqu’où le virus va-t-il s’inviter dans les couloirs du Parti en Chine ou du Congrès aux États-Unis ? Bref, nous sommes dans ce que Keynes appelait l’incertitude radicale, qui rend impossible la probabilisation du risque. Un moment donc, où vont s’activer les "esprits animaux1 ", qui présideront ensuite aux décisions d’investissement.

 
Rappelons que ces "esprits animaux" fonderaient notre vision de l’avenir en substituant de la confiance à l’incertitude, mais qu’ils produisent aussi des anticipations globales si puissantes qu’elles deviennent organisatrices de la pensée et auto-réalisatrices. Ce que l’on appelle les « conventions » en économie des institutions, et qui émergent à un niveau macro-économique. Ce sont elles qui dessinent la réalité. Ce sont donc elles que nous devons étudier. Car, quel que soit le délai que prendront les touristes oublieux pour retourner sur les plages de Thaïlande, de nouvelles conventions sont en train d’émerger. En ce sens, même si notre marge d’incertitude sur le court terme est extrême, nous pouvons distinguer quelques éléments structurants de long terme.

Deglobalisation story

Le premier, c’est que l’idée d’une globalisation vue comme mécanique irréductible vole en éclat. Le thème de la déglobalisation (même partielle et lente) s’étale dans les journaux aujourd’hui, et sera sur la table des directions de la stratégie demain. Attention cependant : ce changement se préparait depuis des années. C’est une lente, mais inévitable évolution du cadre de la pensée. Ce qu’Hannah Arendt appelait une crise de la culture. Ainsi, la crise de 2009 a montré les risques macro-économiques de la globalisation financière. Puis, l’accession de partis antisystèmes au pouvoir a pointé les limites politiques d’une globalisation qui creuse inégalités et clivages sociaux, géographiques, culturels et générationnels. Enfin, l’affrontement hégémonique des États-Unis et de la Chine dessine le « decoupling » des activités stratégiques. Tout converge donc, et le Covid-19 ne fait qu’accélérer les choses : ce serait un problème de système, pas de conjoncture. Vrai ou pas, cela importe peu. L’important, c’est l’orientation du consensus. Nous voilà entrés dans la deglobalisation-story.

La seconde convention, qui devient apparente, c’est que cette remise en question partira d’une réorganisation (même partielle, lente et pas dans tous les secteurs) de la « supply chain », dont le déploiement global, adossé à sa concentration en Asie, était devenu l’un des moteurs de la mondialisation. Remise en question de la chaîne de valeur d’abord par le biais des secteurs stratégiques, car le virus a fait comprendre en quelques semaines ce que ce terme veut vraiment dire : le problème n’est pas « seulement » la sécurité nationale, l’autonomie des États, ou la puissance des nations (D. Trump nous l’avait si délicatement rappelé). Mais aussi, surtout, avant tout, la sécurité économique des citoyens : il s’agit d’être capable de se soigner sans l’aide de la Chine. On parlera donc 5G, énergie, mais aussi médical, alimentaire et matières premières essentielles. Surtout, la liste des secteurs s’est élargie. On parlera incitations au retour sur le sol national, régulation, fiscalité, voire contrôle de la production. Dans tous ces domaines, la logique de sécurité publique va se déployer face aux arbitrages de bénéfices et de coûts des entreprises.

 

La supply chain repensée

D’autant que derrière la sécurité économique, il y a les contrats sociaux des gouvernements avec leurs électeurs. Car, régimes autoritaires ou non, la question de la légitimité est la même : un État est-il capable de répondre aux besoins de sécurité de ses citoyens ? La Russie, par exemple, a inscrit la notion de sécurité économique dans sa Constitution. Évidemment, les partis antisystèmes trouveront là un terreau de repli sur des espaces nationaux fermés et R.T. Erdogan a vite compris que la question des réfugiés, dans un temps de virus, pouvait hystériser les populations. Chantage macabre, mais calcul intelligent : nous sommes entrés dans le temps des murs. Pauvre Érasme, pauvre zone Schengen. Border story2… Et plus profondément, sans doute, dans un temps de « ré-encastrement » de l’économique dans le politique, comme K. Polanyi l’a décrit dans « la Grande Transformation ».

Les secteurs stratégiques ne seront d’ailleurs pas les seuls concernés par la nécessité de s’interroger sur la supply chain. Tous les secteurs intégrés dans la globalisation le seront, car le virus a levé le voile sur l’autre face de Janus, le dieu romain à deux faces : le risque de transmission des chocs systémiques via la chaîne de valeur, par le canal de l’offre. Depuis la crise asiatique, la plupart des monnaies sont flexibles et absorbent mieux les chocs externes. Mais le risque de pénurie, lui, frappe de plein fouet les esprits et les outils de production, et le change flexible n’y changera pas grand-chose. Et on se dit, à juste titre, que cette fois, les ruptures d’approvisionnement sont déclenchées par le Covid-19 mais, demain, la géopolitique et, après-demain, l’environnement.

Enfin, pour conclure sur ce que l’on peut penser de ce que cette crise laissera à long terme, rappelons que le Covid-19 ne sera pas neutre pour la géopolitique, car la tension peut croître par de multiples canaux – à moins que, divine surprise, les peuples ne se retrouvent frères dans la maladie. Mais, à ce stade, on peut surtout redouter l’hostilité accrue des citoyens vis-à-vis de l’étranger ; l’hostilité occidentale accrue vis-à-vis de la Chine ; l’hostilité chinoise accrue vis-à-vis de tous les pays qui se sont refermés brutalement. Et puis, l’impact des crises de confiance intérieures qui peuvent inciter les leaders à rechercher de la légitimité dans le conflit externe. Et puis, la tentation américaine de profiter de la faiblesse du concurrent hégémonique. Et puis.... Bref : geopolitical story. Mais cela, on le savait déjà.

 

1 « Une grande partie de nos activités positives dans l’ordre du bien, de l’agréable ou de l’utile procèdent plus d’un optimisme spontané que d’une prévision mathématique. Il est probable que nos décisions de faire quelque chose de positif dont les conséquences s’échelonneront sur de nombreux jours ne peuvent pour la plupart être prises que sous la poussée des esprits animaux – d’un besoin spontané d’agir plutôt que de ne rien faire – et non en conséquence d’une moyenne pondérée de bénéfices quantitatifs multipliés par des probabilités quantitatives » (Keynes – Théorie Générale)

2 Dans la biographie qu’il a consacrée à Érasme, Stefan Zweig écrit : « Au lieu d’écouter les vaines prétentions des roitelets, des sectateurs et des égoïsmes nationaux, la mission de l’Européen est au contraire de toujours insister sur ce qui lie et ce qui unit les peuples, d’affirmer la prépondérance de l’européen sur le national, de l’humanité sur la patrie et de transformer la conception de la Chrétienté, considérée en tant que communauté uniquement religieuse, en celle d’une chrétienté universelle, en un amour de l’humanité humble, serviable, dévoué. »

 

Tania Sollogoub - Tania.sollogoub@credit-agricole-sa.fr

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