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Allons-nous changer ? Qu’allons-nous changer ?

Ces questions courent sur nos ondes confinées et traversent nos étranges apéritifs à distance. Elles expriment le besoin de comprendre mais aussi de tracer de nouvelles lignes stables, dans un univers confronté à la rupture et l’incertitude. Un besoin de visibilité, là où il n’y en a pas encore.
Mais une chose est certaine : cette irruption de l’impossible dans nos possibles nous oblige déjà à penser autrement. Car « s’il faut prévenir la catastrophe, on a besoin de croire en sa possibilité avant qu’elle ne se produise(1) ». Or, un événement non pensable a eu lieu. À présent, pour effacer ce grand déplacement cognitif collectif, il faudrait un désir d’oubli encore plus grand, et il y aura eu trop de morts pour cela, quelles que soient les comptabilités que chacun veut en faire. Cela a eu lieu, et cela a rendu apparent le profond, le structurel. Ce qui se produit « quand l’impossible est certain(2) ».

La crise rend apparente la nature de la mondialisation

Le Covid-19 a déclenché non pas un choc, mais une série de chocs qui touchent chaque pays l’un après l’autre, et s’adossent les uns aux autres, dans un cycle en deux temps : nous sommes dans le moment du sanitaire, du financier et de l’économique, mais se dessine aussi celui du social, du politique et du géopolitique. Le virus a déclenché une réaction en chaîne globale.
Or, ce n’est pas le caractère sanitaire du choc qui donne cet aspect à la crise (il pourrait être écologique, et d’ailleurs, il l’est, selon certains), c’est la nature interconnectée du monde dans lequel il se produit : la mondialisation libérale – les échanges, l’ouverture, l’interdépendance des productions – a créé un système dit complexe, constitué d’entités nombreuses en interactions, créant des boucles de rétroaction très rapides, auxquelles se heurtent les techniques de prévision classiques.

Dans ce genre de système, on peut prévoir des équilibres de long terme mais pas le court terme. La crise rappelle donc un enjeu de méthode, que les amateurs des théories de la complexité explorent depuis longtemps : comment mieux penser les interactions et les points de tension entre un objet et son système(3) ? Pour les supply chains, les questions étaient déjà sur la table, servies par la géopolitique. Elles deviennent cruciales : comment les secteurs stratégiques vont-ils être réintégrés ? Où s’arrêtera la notion de « bien stratégique » ? Comment penser la sortie de l’hyper-mondialisation(4) ? Comment retrouver une circulation des flux avec des frontières qui ne se réouvriront pas rapidement ?

Mais la réaction en chaîne se déploie aussi dans un ordre particulier, qui nous oblige à le suivre, car chaque étape conditionne la suivante : 1) Pourquoi un pays résiste-t-il, ou non, au choc sanitaire ? 2) Quelle est sa marge de manœuvre économique, politique et sociale, face à un confinement – donc, en somme, sa capacité à « acheter du temps » ? Pour les États, cela veut dire le politique, le budgétaire, le monétaire, la dette, les déficits, etc. Pour les entreprises, cela veut dire la trésorerie. Pour les individus, pouvoir attendre renvoie à leur richesse, leur réseau, leurs angoisses, leur patience. La fonction temps a pris une importance extrême : elle conditionne le périmètre des dommages irréversibles de la crise. 3) Enfin, quelle sera la vulnérabilité de chaque pays face à la récession mondiale qui se profile ?

 

La crise met à nu le cœur du contrat social de chaque société

Au départ, le choc sanitaire est symétrique : il touche tous les pays et les individus. Mais ses effets économiques et politiques ne le seront pas. Au contraire, ils vont accroître la disparité aussi bien entre les États qu’entre les individus.
D’abord parce que le timing, là encore, joue beaucoup : ceux qui « sortiront » les premiers seront les gagnants. Pour l’instant, la Chine est la mieux positionnée mais rien n’est encore joué, ni le risque de seconde vague épidémique, ni le plein fonctionnement d’une économie contrainte par des consommateurs encore frileux.

Ensuite, parce que les pauvres le seront encore plus. Ainsi, même si la structure d’âge expose moins l’Afrique ou l’Inde aux ravages du Covid-19, la vulnérabilité sanitaire et économique de leur population le fait. Quant à la crainte des ruptures d’approvisionnement, elle peut être plus redoutable que la maladie. L’Ukraine parle de quotas sur le blé, le Vietnam sur le riz, le Kazakhstan sur la farine. Et le Sénégal se prépare à apporter de l’aide alimentaire à la moitié de sa population.

L’ONU appelle donc à l’aide, mais le Conseil de sécurité reste paralysé par l’association américaine de deux mots : virus et chinois. Les blocages du monde d’avant sont déjà en train de paralyser ce qui pourrait être l’occasion d’en créer un nouveau.
 

La crise accélère l’interrogation sur les « modèles », déjà puissante dans les bouleversements politiques des dernières années

À ce jour, sous réserve d’erreurs statistiques, sous réserve de fausses comptabilités, sous réserve d’incertitudes concernant les mois à venir, deux types intéressants de pays ont des taux de mortalité plus contenus que d’autres.
- Le premier groupe englobe ceux qui ont déjà été confrontés à des crises sanitaires, et ont intégré un principe de précaution, preuve que certaines sociétés ont de la mémoire. Hong Kong, Singapour, Taïwan, Corée du Sud, Nouvelle-Zélande, Japon, Australie, etc. On a parlé nature des dépenses publiques et rapidité des mesures de fermetures de frontière. La question de l’expérience est applicable aussi à des pays pauvres : en Afrique du Sud, si fragile face au Covid-19, les structures d’urgence des précédentes épidémies se sont vite activées, ainsi que la collaboration des secteurs privés et publics.
- Le deuxième groupe est plus intrigant, constitué de ceux qui n’étaient pas habitués aux chocs sanitaires. L’Allemagne, le Canada, Israël, l’Islande… Là, c’est autre chose. Cela renvoie à l’histoire, la culture, le rôle de l’État, etc. Il y a la puissance historique du principe de précaution. Il y a l’agilité à réagir et à s’adapter. Il y a surtout la facilité à « faire société », qui conditionne les réactions de la population, ainsi que l’efficacité administrative et institutionnelle.

Ainsi, revient ce que nous attendons de nos sociétés, avec ce que le philosophe Thomas Hobbes considérait être la base du contrat politique : le besoin primaire, vital, de sécurité. De la crise, c’est sans doute ce besoin qui va dominer et structurer les choix économiques et politiques. C’est ce qui va changer.

Car partout, le Covid-19 sera, et est déjà, un immense test de cohésion des nations, et un immense test politique pour les gouvernements, les élites en place et les institutions internationales. Et partout, pays autoritaires ou pas, le bilan sera fait : d’abord, l’efficacité sanitaire et la capacité à maintenir l’ordre ; puis, la façon dont les États auront géré la vérité ainsi que leurs choix entre risque sanitaire et efficacité économique ; et, enfin, l’effet de tout cela sur les inégalités, dans un monde qui en était déjà fracturé.
 

(1) Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Seuil, collection « Point », 2004.
(2) Ibid.
(3) I. Prigogine, I. Stengers, La nouvelle alliance, 1999
(4) Voir les travaux de l’économiste Dani Rodrik

 

Tania Sollogoub - Tania.sollogoub@credit-agricole-sa.fr

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