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Asie : la grande fracture ?

En 2009, les pays asiatiques avaient traversé la grande crise financière presque sans encombre, entraînés par une Chine qui affichait alors une croissance à deux chiffres. Tout juste avaient-ils souffert de la contraction des flux de marchandises, avant de bénéficier de l’essor des nouvelles technologies, dont ils assurent une grande partie de la production. Durant la dernière décennie, l’Asie avait ainsi été le premier contributeur de la croissance mondiale, et représentait une promesse tant pour les populations, qui avaient vu leur niveau de vie s’améliorer, que pour les investisseurs.

Asie : la grande fracture ?

En 2020, l’histoire ne s’est pas répétée. D’abord, parce que la croissance chinoise a ralenti depuis dix ans – ce qui n’est pas anormal : on ne croît pas aussi vite quand on représente 18% du PIB mondial comme en 2019, que quand on en représente 9% comme en 2009 – et de ce fait, elle a perdu une partie de son effet d’entraînement. Ensuite, parce que cette crise liée à la Covid-19 est certes mondiale, mais qu’elle se déploie de manière très hétérogène en fonction des pays, suivant une multitude de facteurs conjoncturels et structurels qui pour certains agissent comme des filets de sécurité (tissu d’entreprises familiales et solidarité forte, niveau de richesse et taux d’épargne élevés, marges de manœuvre budgétaires de l’État), ou au contraire comme des éléments aggravants (mauvaise gestion de la pandémie, forte dépendance au tourisme).

 

On le sait, la maîtrise de l’épidémie et la sévérité des mesures prises pour l’endiguer ont constitué un premier facteur qui explique l’amplitude de la crise. Les pays d’Asie se sont distingués par une gestion sanitaire relativement plus efficace que le reste du monde, émergent ou développé. Pas étonnant donc de retrouver, parmi les pays ayant subi les chocs de croissance les plus profonds, ceux qui avaient dû se résoudre à prendre les mesures sanitaires les plus strictes (Inde, Malaisie, Philippines, Singapour). Hong Kong et la Thaïlande ont, quant à eux, été des victimes collatérales, en voyant leur activité chuter du fait de leur dépendance à l’extérieur, et notamment au tourisme. Au contraire, la Chine, la Corée, Taïwan et le Vietnam ont pu se distinguer par une bonne gestion sanitaire et une économie moins touristique.

 

Mais voilà, si la maîtrise de l’épidémie constitue une condition préalable à tout scénario de reprise, ce sont des facteurs plus structurels qui en déterminent la trajectoire. En effet, la crise révèle, ou rappelle, des problèmes plus profonds, liés au niveau de développement de chaque économie, aux filets de sécurité publics ou privés dont elles disposaient et à leur capacité à les déployer. Elle interroge sur le rôle de l’État en période de choc ou sur celui de la Banque centrale comme prêteur en dernier ressort et fournisseur de liquidités. À ce jeu-là, les gagnants sont à chercher du côté des économies les plus avancées de la zone et donc des dragons asiatiques (Corée, Singapour, Taïwan – Hong Kong restant pour l’instant en retard du fait de sa dépendance au tourisme, notamment chinois). Ces derniers ont ainsi pu compter sur des plans de relance substantiels (autour de 20% du PIB), principalement axés sur le soutien à la consommation et aux ménages, financés grâce à des années d’excédents budgétaires ou à des fonds souverains fortement capitalisés. Singapour, dont l’économie avait subi un violent décrochage au deuxième trimestre, a ainsi connu un redémarrage très rapide.

 

Bien sûr, ces plans de relance sont une condition nécessaire, mais non suffisante : encore faut-il qu’ils s’accompagnent d’une solidité institutionnelle, d’une adhésion de la population au programme ou encore d’une bonne gouvernance publique, mais ils permettent toutefois d’alimenter la machine économique et donc de la faire repartir plus vite.

 

La reprise est beaucoup plus poussive du côté de certains pays de l’Asean (Indonésie, Philippines, Thaïlande). D’abord, parce que ces pays présentent un niveau de revenu par habitant bien moins élevé (entre 10 000 et 20 000 dollars par habitant en parité de pouvoir d’achat, contre de 40 000 à 90 000 pour les dragons), et des marchés du travail beaucoup plus informels. Ces deux caractéristiques expliquent en grande partie la faible assiette fiscale de ces économies, et donc la difficulté pour les États à mettre en place des filets de protection sociale efficaces. Dans ces pays, la crise s’est donc traduite par des mouvements de désépargne, signe d’un appauvrissement des populations.

 

En se prolongeant, la crise pose la question des dommages irréversibles causés aux économies, du déploiement des effets d’hystérèse, notamment sur le marché du travail et dans la sphère sociale, mais aussi du pilotage de la sortie des mesures exceptionnelles, qu’elles soient budgétaires ou monétaires. À court terme, c’est surtout la question monétaire qui inquiète. 

 

Les pays asiatiques ont ainsi profité d’un très net ralentissement de l’inflation – allant même jusqu’à de la déflation dans certains pays (Malaisie, Thaïlande, Singapour) – pour pratiquer de fortes baisses de leurs taux directeurs. Ces derniers ont ainsi atteint des niveaux planchers, se rapprochant de ceux des banques centrales des pays avancés, et donc des taux zéro.

 

Mais que va-t-il se passer si les taux américains remontent plus tôt ou plus fortement que prévu, et que l’inflation redémarre plus rapidement aux États-Unis que dans certaines économies émergentes ? Dans le passé, les pays dits émergents ont souvent été contraints d’adapter leur politique monétaire à celle de l’univers global, dirigée notamment par les choix américains. Bien sûr, le contexte a changé depuis les crises asiatiques. La Thaïlande, les Philippines ou encore l’Indonésie ont adopté des régimes de change flottants, plus ou moins administrés, qui leur permettent théoriquement de disposer plus librement de leur arme monétaire. Dans les faits cependant, ces pays ne peuvent pas tout à fait se libérer de ce qui se passe ailleurs.

 

Dans un scénario pessimiste de reprise américaine génératrice d’inflation et de remontée des taux, sans que la réciproque ne se vérifie en Asie, les pays les plus fragiles se retrouveraient dans une situation assez inédite et seraient donc confrontés à un resserrement des spreads entre leurs taux directeurs et les taux américains. Cette situation conduirait les banques centrales à de nouveaux arbitrages entre soutien à l’activité, défense du change et maîtrise de l’inflation, qui fragiliseraient un peu plus ces économies déjà très affaiblies par la crise.

 

La crise a dessiné les contours d’une Asie à deux vitesses. D’un côté, les gagnants : Chine, Vietnam et les dragons asiatiques, qui cumulent une bonne gestion sanitaire, une moindre dépendance au tourisme et – à l’exception du Vietnam – des plans de relance importants (sans atteindre les niveaux de 2009, la Chine a quand même vu son endettement augmenter de 25 points de PIB cette année, essentiellement du fait des entreprises publiques) et des exportations dynamiques. De l’autre côté, les économies rattrapées par leurs faiblesses structurelles, en particulier les Philippines et la Thaïlande. Rien n’est gravé dans le marbre, et cela ne signifie pas que ces pays ne pourront pas se réinventer, rééquilibrer leur modèle et gommer progressivement les stigmates de la crise. Juste que pour un certain temps encore, il faudra apprendre à se positionner dans un monde où l’Asie sera un concept fragmenté.

 

Pour en savoir plus, consultez notre publication du 25 mars Asie – Chêne ou roseau : l'Asean tiendra-t-elle ses promesses ?
 
Sophie Wieviorka, Direction des Études Économiques

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