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Le document de sécurité nationale stratégique que la Maison Blanche vient de publier pose exactement le même curseur temporel que celui de Vladimir Poutine au Club de Valdaï : les Américains parlent d’une « décennie capitale » et les Russes d’une « décennie de troubles ».

Quels que soient les événements géopolitiques à venir, les moments de calme ou de revirements stratégiques qui pourront nous surprendre, il faut, définitivement, que les entreprises et les marchés financiers pensent la géopolitique sur le temps long. Autre argument dans ce sens : quelles que soient nos aspirations à une indépendance stratégique, ne soyons pas naïfs, cela va prendre du temps : sécuriser des chaînes de valeur ou réindustrialiser nécessitent des années... 

Même si la mondialisation se réorganise, nous sommes encore interdépendants

Nous serons donc, et pour un bon moment encore, dans un système mondial dit « complexe », c’est-à-dire un système où aucun acteur n’est indépendant des autres, et où les effets directs – mais aussi secondaires – de tous les chocs peuvent être multiples, puissants et larges. Cela, depuis le Covid et la guerre en Ukraine, nul ne peut plus l’ignorer : toutes les crises, économiques, écologiques, ou politiques, sont potentiellement systémiques et elles peuvent rayonner vite dans toutes les dimensions et toutes les géographies à la fois, créant des distorsions de prix, d’offre et de demande. Par ailleurs, la conscience collective plus réaliste de ce fonctionnement systémique du monde pèse de plus en plus sur les décisions des gouvernements, des entreprises et des individus, soucieux de sécurité, de résilience, d’épargne et de stockage. En somme, ce que les économistes appellent une évolution profonde des préférences des agents. 

On sait enfin que ce système est entré en déséquilibre1, là encore dans tous les domaines à la fois, écologique, économique, politique, géopolitique et même cognitif (la fameuse crise du sens). Or, comme tous les systèmes complexes que la physique et l’économie du chaos étudient, cette situation de déséquilibre produit des points de bifurcation, qui sont aussi des points d’accélération – c’est-à-dire des moments où des événements majeurs se précipitent, s’enchaînent, et orientent le scénario en profondeur. 

Cette mécanique de la complexité est bien utile pour comprendre la géopolitique aujourd’hui, dans laquelle la bifurcation actuelle est usinée en même temps par des événements de rupture (guerre, changement de gouvernement dans une puissance centrale du scénario, Chine en tête2) et par des déplacements de puissance moins visibles (un effet plaque tectonique), mais dans tous les domaines de la puissance à la fois – du hard au soft power –, en passant par la capacité à produire des normes et surtout, de nouvelles valeurs et de nouveaux modèles de société. La recomposition géopolitique est donc en train d’accélérer, point de bifurcation oblige, mais attention aux simplifications, rien n’est joué, puisque c’est un processus de long terme, et à acteurs multiples. La seule chose certaine, c’est donc qu’il faut prendre des positions prudentes, ne pas faire de paris géopolitiques et, dans le brouillard des phénomènes, diversifier ses risques.

L’accélération du containment technologique ou la vieille stratégie de l’Anaconda

Ces points de bifurcation sont enfin des moments où les acteurs prennent des décisions importantes, car ils sentent à quel point leurs choix d’aujourd’hui vont engager leur puissance de demain. C’est exactement ce que confirme le document de sécurité nationale stratégique que la Maison Blanche vient de produire, dont certains éléments sont éclairants pour notre propre avenir : 

  • La « décennie est décisive pour redessiner l’ordre international » est-il écrit. Il faut agir, et vite. Agir, mais pour quoi faire ? La suite est explicite : pour accumuler des avantages compétitifs dans les domaines de puissance cités par le rapport, comme la micro-électronique, les semi-conducteurs, l’informatique quantique, l’intelligence artificielle, les bio-technologies, les énergies propres, les télécommunications. 
     
  • Pour les Américains, il ne s’agit donc plus de préserver une avance technologique de deux ou trois générations, comme c’était le cas dans une mondialisation juste compétitive, et non conflictuelle, mais d’interdire aux puissances considérées comme hostiles l’accès aux technologies essentielles pour une montée en puissance géopolitique. De fait, la stratégie américaine d’endiguement de la Chine dans le secteur des semi-conducteurs s’intensifie, avec cette décision d’interdit qui ne touche plus seulement les entreprises, mais tous les citoyens américains en contact avec Pékin dans ce secteur. 
     
  • L’importance de la guerre de position technologique est donc telle, désormais, qu’elle peut se faire même au détriment de l’économie immédiate, en faisant plonger brièvement les cours des entreprises occidentales du secteur.
     

La géopolitisation de l’économie ou le vieux fantôme du projet Manhattan

La stratégie américaine va être à « 360 degrés », lit-on ensuite, c’est-à-dire qu’elle concerne tous les secteurs et tous les pays. « Nous avons brisé les lignes de division entre politique étrangère et politique domestique (...), nous devons dessiner de façon proactive l’ordre international en fonction de nos propres intérêts et valeurs (…), nous devons compléter le pouvoir d’innovation du secteur privé avec une stratégie industrielle moderne faite d’investissements publics dans la main-d’œuvre américaine, dans les secteurs stratégiques, les chaînes de valeur critiques et dans les technologies émergentes ». On retrouve ici l’ADN américain d’une économie de guerre qui s’est définie dans le projet Manhattan, et qui a toujours imprimé sa marque sur la collaboration public-privé américaine. C’est elle qui va à nouveau resserrer l’économie et le politique dans tous les domaines stratégiques, dont le périmètre ne cesse par ailleurs de s’élargir : la politique industrielle reprend la main, ordonnée certes par la transition climatique, mais aussi par cet objectif de leadership réaffirmé : bien qu’ils reconnaissent un environnement international plus contesté, les États-Unis se voient comme « the world leading power (…) », avec cette idée que « nos forces inhérentes (…) demeurent inégalées». 

Une accélération de la guerre idéologique

Le programme de leadership américain a trois piliers officiels (on y ajoute évidemment le dollar et les universités). Une avance technologique, une suprématie militaire et un réseau d’alliances (notamment techno-industrielles) fédérés autour de deux idées : d’une part, la Chine est définie comme la seule vraie puissance concurrente et, d’autre part, les États-Unis se présentent comme les seuls leaders légitimes (« le monde a besoin de nous »), d’un camp composé des démocraties, des « Like-Minded States », mais aussi des régimes qui reconnaissent un système international gouverné par les règles, camp opposé aux « autocraties », puissances révisionnistes de l’ordre mondial – Chine, Russie, Iran, Corée du Nord. 

Ce point a beaucoup de conséquences opérationnelles pour les entreprises, car il renvoie à la question du respect de l’intégrité territoriale, de l’organisation du cyberespace ou de la libre circulation maritime. L’enjeu est de savoir si nous serons confrontés à plusieurs espaces normatifs, plus ou moins étanches. Par ailleurs, le réglement des conflits actuels se fera-t-il à partir du gouvernement par les règles (mais les États révisionnistes ne les acceptent plus), ou plutôt par de longues négociations à la recherche d’un équilibre régional de puissances, qui serait accepté par tous les acteurs, type Congrès de Vienne ? C’est le problème en Ukraine, dans le Caucase, entre les deux Corées…

Le gouvernement américain se défend néanmoins de créer les bases d’une guerre froide et il souligne l’existence de défis transversaux, notamment climatiques, qui vont imposer certaines collaborations. Pourtant, à la lecture de ce rapport et au regard des évolutions politiques chinoises, on mesure tout de même à quel point l’affrontement idéologique risque d’être fondateur. Vu d’outre-Atlantique, c’est un affrontement entre démocraties et régimes autoritaires. Vu de Pékin ou de Moscou, c’est une guerre des « autres » contre un Occident dont on ne supporte plus le deux poids/deux mesures, si souvent dénoncé.

Attention à ne pas étrangler l’Europe pour ressusciter l’Otan

Cette stratégie américaine se matérialise déjà dans de nombreux secteurs, mais elle se heurte aussi à quelques pièges de taille, dont certains viennent de son propre camp. Le premier est de plus en plus net en Europe : il va falloir que les États-Unis trouvent le bon équilibre entre le resserrement de l’Alliance atlantique et un effet d’étouffement de l’Europe, où les forces centrifuges politiques, nourries par les difficultés économiques, prendraient le pas. Après le moment d’union face à Moscou, les signaux de fragmentation se multiplient dans l’Union européenne, qui vont de la difficulté à trouver une position commune sur le prix gaz/électricité, en passant par le désaccord public d’une rare intensité au sein du « couple » franco-allemand. Ressusciter l’Otan ne veut pas dire étrangler l’Europe. Pour les Américains, qui fondent leur grande stratégie sur un effet d’alliance, ce serait un effet pervers géostratégique grave du conflit ukrainien.  

L’Indo-Pacifique, épicentre de la géopolitique du XXIe siècle

Le deuxième piège est également lié à la guerre : l’opinion publique américaine évolue et le soutien au conflit s’affaiblit. Selon un sondage récent du Pew Research, 32% des Républicains considèrent que les États-Unis apportent trop d’aide à l’Ukraine, contre 9% en mars. Si Les Républicains font basculer l’équilibre des chambres à l’issue des élections de midterms, les appels à la négociation vont sans doute se multiplier, ce qui va être de moins en moins compatible avec le lexique de la guerre contre les « démocratures ». Cette situation de politique intérieure pourrait donc inciter à des revirements stratégiques américains : n’oublions pas que pour les Américains, l’ennemi principal est la Chine et que cette idée est l’un des rares points d’ancrage bi-partisan, appuyé sur une montée des opinions hostiles de la population vis-à-vis de Pékin : entre 2004 et 2021, elles sont passées de 35 à 82%. 

Cette hostilité des peuples entre eux donne d’ailleurs une orientation profonde au scénario global, car elle est la base la plus durable des tensions géopolitiques. On retrouve là aussi le temps long. En Corée, ce même pourcentage d’opinions négatives est passé en vingt ans de 31% à 80%. Il atteint même 86% et 87% au Japon et en Australie. La zone Asie est totalement polarisée politiquement, et le rapport souligne sans doute à juste titre que la zone Indo-Pacifique sera « l’épicentre de la géopolitique du XXIe siècle ».

De l’écart entre les mots et la réalité

Enfin, le dernier piège pour les Américains, c’est le monde en dehors de l’Europe et de l’Asie alliée, dans des zones telles que la Turquie, l’Inde ou les Pays du Golfe. Car dans ce monde-là, qui n’est ni tout à fait ami, ni tout à fait hostile, ce leadership américain est loin d’être une évidence. Les alliances ne pourront se faire qu’autour du principe de gouvernement mondial par les règles, mais pas sur la démocratie. Dans le rapport de stratégie américain, la partie sur le Moyen-Orient positionne ainsi prudemment en dernière ligne des principes d’action l’idée que l’administration américaine continuera à défendre la démocratie, là où ces principes sont en première ligne face à la Chine. Là encore, la guerre a eu des effets secondaires mal contrôlés par l’Oncle Sam : l’indépendance stratégique de nombreux acteurs « secondaires » s’est accrue et les liens que la Turquie, l’Inde, l’Arabie saoudite ou les Émirats préservent avec la Russie obligent les États-Unis à une position plus pragmatique. Les exemples affluent chaque jour depuis les achats indiens de pétrole russe, en passant par la décision saoudienne de baisse de production dans le cadre de l’OPEP+, ou au voyage de M. Ben Zayed à Moscou et à sa réhabilitation du président Assad en l’invitant aux Émirats. Autant d’affirmations d’indépendance et de puissance qui font désordre ! 

En fait, dans certaines zones, les États-Unis ont reformé des alliances mais, dans beaucoup d’autres, ce sont les logiques de l’autonomie des acteurs et des ententes à la carte qui l’emportent. Il sera délicat, dans beaucoup d’endroits du monde, de déployer la stratégie de sécurité nationale telle que décrite aujourd’hui par les Américains. 

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