La question des débouchés des céréales en provenance d’Ukraine à destination des marchés internationaux a constitué l’une des conséquences immédiates majeures de la guerre. Celle-ci a très fortement perturbé les circuits des exportations et les conditions de production agricole1.
La vente des céréales permet tout d’abord à l’Ukraine de disposer de ressources d’exportations. Ensuite, le bon écoulement des stocks est l’une des conditions nécessaires à la poursuite des activités agricoles, en termes à la fois de cycle agricole mais aussi de financement des récoltes et des plantations, dans un contexte de hausse des prix des intrants et des très nombreuses difficultés engendrées par la guerre. Enfin, l’Ukraine est l’un des grands acteurs céréaliers mondiaux dont la production permet de fournir une nourriture de base aux régions qui ne sont pas autosuffisantes, notamment au Moyen-Orient et en Afrique subsaharienne. Il y a donc, derrière cet enjeu céréalier, celui de la sécurité alimentaire mondiale.
Des négociations laborieuses avec la Russie ont permis d’ouvrir momentanément un couloir d’exportation via la mer Noire (accord prolongé en mars dernier jusqu’au 18 mai) et d’acheminer ainsi 24 millions de tonnes de grain vers les marchés mondiaux. L’accord reste bien évidemment fragile. Parallèlement, l’Union européenne (UE), dans un principe de solidarité, a décidé de supprimer les droits de douane sur les céréales ukrainiennes, dont les coûts ont explosé, pour en faciliter le transfert vers les régions d’Europe et du monde qui en ont besoin. L’Europe centrale devait donc surtout servir de zone de transit. Cela a bien fonctionné pour les marchandises acheminées en grande quantité via plusieurs réseaux. Seulement, les plus petites quantités, qui intéressent moins les grands importateurs, se sont accumulées sur les marchés locaux des pays frontaliers. Ainsi, les marchés polonais, hongrois, roumain, bulgare et slovaque ont été « submergés » par le blé ukrainien à des prix très compétitifs par rapport à la production locale.
Dans un contexte inflationniste, particulièrement sur les produits alimentaires, la baisse du prix du blé aurait pu être bien accueillie si les pays avaient été uniquement importateurs, ce qui n’est pas le cas. Les agriculteurs des pays frontaliers se trouvent ainsi en concurrence avec le blé ukrainien sur leur marché domestique.
Face aux fortes pressions des producteurs locaux, qui, dans certains pays, sont le cœur de l’électorat des gouvernements en place (Pologne et Hongrie, par exemple), les autorités de cinq pays membres de l’UE (la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie et la Slovaquie) ont décidé de façon unilatérale d’interdire l’importation et l’acheminement du blé ukrainien, allant à l’encontre des règles du marché unique.
Une décision surprenante qui appelle quelques réflexions
D’abord, parmi les cinq pays qui ont décidé d’interdire les importations de céréales ukrainiennes, certains, la Pologne et la Roumanie notamment, ont démontré une solidarité géopolitique sans faille vis-à-vis de l’Ukraine. Cette solidarité s’est exprimée au travers de l’accueil des réfugiés et d’aides financières accordées aux familles. Par ailleurs, l’aide militaire européenne et américaine a transité par les pays d’Europe centrale et orientale. Et la Pologne est le quatrième pays en termes d’aides apportées à l’Ukraine en pourcentage du PIB, derrière les trois États baltes2 et juste devant les États-Unis (mais évidemment le PIB polonais n’est pas le PIB américain !).
Par ailleurs, les pays ont voté et mis en place les sanctions contre la Russie pour lesquelles ils ont payé au prix fort les effets des hausses de tarif, notamment des énergies, dont ils sont tous très dépendants pour leurs industries et le chauffage domestique. Les pays d’Europe centrale ont quasiment tous enregistré des taux d’inflation à deux chiffres, avoisinant parfois 20%, fragilisant ainsi très sensiblement les finances publiques et le niveau de vie des populations.
Il est ainsi surprenant de voir les pays d’Europe centrale enfreindre les règles de concurrence du marché commun, ce pour des raisons essentiellement électorales, alors que ce sont ces principes mêmes qui ont précisément permis, et continuent de le faire, la croissance et le rattrapage des pays d’Europe centrale au sein du marché européen.
La décision de ces cinq pays d’interdire l’importation et l’acheminement de blé en provenance d’Ukraine pose également, au-delà de l’Europe centrale, la question de la résistance dans le temps des opinions publiques européennes, qui continuent de subir les effets des sanctions et de la hausse des prix suite à la guerre en Ukraine. Assiste-t-on, à travers la question du blé, aux premiers signaux d’une certaine fatigue des populations ? Est-ce que l’effort de guerre en Ukraine pourra être soutenu dans le long terme sans mécontentement ? Est-ce que d’autres phénomènes comme celui-ci pourraient se reproduire ou se multiplier montrant, au fond, une certaine fragmentation de l’unité européenne ?
La Commission européenne a rapidement apporté une réponse à cette situation avec un chèque de 100 millions d’euros pour soutenir les agriculteurs des cinq pays concernés à condition que l’interdiction, qu’elle condamne par ailleurs, soit levée. D’autres discussions sur d’autres produits agricoles seront sur la table des négociations, afin de poursuivre le soutien à l’Ukraine tout en garantissant un certain équilibre pour les producteurs européens. Mais les arbitrages risquent de devenir de plus en plus épineux.
1 Voir « Géopolitique du blé », de Sébastien Abis, 2023, édition Armand Colin