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Plusieurs événements d’une portée historique, à la fois économiques, politiques ou militaires, sont en train de se combiner pour faire évoluer, d’une façon rapide et parfois inattendue, la carte de puissance relative des États.

Si cette évolution est durable, elle pourrait être un point de bifurcation important du scénario géopolitique mondial et de l’environnement stratégique des entreprises. Car elle pourrait conduire, à terme, à une nouvelle situation d’équilibre. Mais, pour l’instant, tout reste instable, et cette transition peut prendre longtemps. En effet, nous sommes dans une situation de déséquilibre systémique, dont il faut comprendre les ressorts pour ne pas se tromper sur la nature des événements. 

La notion de déséquilibre systémique exprime un moment assez précis en géopolitique, fondé sur le constat qu’aucune grande puissance n’est plus capable de stabiliser les relations internationales. Stabilisation ne veut pas dire paix, mais une absence de conflit entre grandes puissances, susceptible de déstabiliser l’ensemble du système. Avec une métaphore médicale, les géopoliticiens appellent cela un équilibre homéostatique, l’homéostasie étant un processus de régulation de l’organisme vivant par lui-même. Dans l’histoire, cette rupture d’équilibre signale toujours un affaiblissement de la puissance hégémonique – aujourd’hui, les États-Unis. Précision importante : cet affaiblissement ne veut pas dire que la puissance dominante est faible. On le voit d’ailleurs parfaitement dans la force du dollar ou la puissance militaire américaine. Mais cela signifie qu’elle est contestée et affaiblie en termes relatifs, ainsi que dans certains domaines particuliers de la puissance. 

Cette contestation va prendre de multiples formes que l’on retrouve effectivement dans l’actualité internationale. La plus grave est menée par des puissances parfois violemment révisionnistes de l’ordre mondial, Russie en tête. La plus soft est exprimée par des pays qui affichent désormais leur indépendance diplomatique, y compris vis-à-vis de leurs alliés, notamment en ne respectant pas les sanctions contre la Russie (Turquie, Inde, Pays du Golfe etc.). Ces mêmes pays marquent aussi l’affaiblissement de l’ordre hégémonique en réclamant de façon plus active une réforme des institutions internationales. Guerre, inefficacité de la diplomatie, fractionnement géopolitique, tout pointe vers la rupture d’équilibre systémique. Cette situation explique d’ailleurs aussi – en partie – l’augmentation de la conflictualité dans le monde, qui est elle-même un accélérateur de la recomposition géopolitique, parce qu’elle impose, un peu partout, des logiques clivantes d’amis/ennemis. Tout va donc très vite car, face à la guerre, il faut choisir son camp. 

Enfin, dans les périodes de déséquilibre systémique, certains événements peuvent faire brutalement dévier la trajectoire de tout le système, exactement comme nous l’enseigne la théorie du chaos à propos des systèmes physiques en déséquilibre (de l’eau qui bout par exemple, qui va se transformer en gaz). Ce sont précisément ce genre d’événements qui sont en train de se produire, qui peuvent nous orienter vers un nouveau cycle de puissance. Soit celui-ci sera dominé par un hégémon, soit il consacrera une guerre froide entre deux blocs, soit il donnera naissance à un monde plus multipolaire – à condition cependant que des mécanismes de garantie de sécurité régionale soient établis… et reconnus par tous. À ce stade, nous ne savons pas quel scénario va prendre la main, mais tous les signaux qui orientent vers l’une ou l’autre des hypothèses doivent être identifiés, au fur et à mesure. Précisons enfin que nous mettons de côté les hypothèses d’emploi d’armes de destruction massive, non pas, hélas, qu’elles soient improbables, mais disons – euphémisme – qu’elles sont au-delà de notre seuil de compétence.

Cinq grands axes de redistribution de puissance se dessinent.
 

  1. La Russie est en plein bascule de politique intérieure. Certes, elle ne s’est pas effondrée économiquement, grâce aux prix de l’énergie, aux excédents externes et à la non application des sanctions par de nombreux partenaires commerciaux. Mais les sanctions vont devenir plus efficaces avec l’hivers et surtout, un point de rupture politique intérieure a été franchi avec la mobilisation partielle : le contrat social entre la population russe et l’État, qui était fondé sur le maintien d’une sécurité intérieure en échange d’un abandon de liberté politique, semble pour l’instant rompu. La sortie du pays de plus de 250 000 hommes en quelques jours est un événement historique. En externe, le pouvoir russe est aussi en difficulté, de plus en plus isolé diplomatiquement et en perte de réputation, à la fois à cause des atrocités du conflit, mais aussi, paradoxe, à cause d’une faiblesse inacceptable pour l’archétype de l’homme fort qu’incarne V. Poutine pour une part de la population mondiale. 
     
  2. Beaucoup de scénarios sont désormais possibles en Russie, mais d’ores et déjà c’est la fin du rêve eurasien de V. Poutine et, en somme, une sorte de seconde mort de l’URSS. Cette situation crée un risque de déstabilisation pour toutes les marges de l’empire, au Caucase, en Asie centrale (voire en Arctique). Tous les espaces maritimes régionaux deviennent des enjeux stratégiques, pour les pays riverains, et donc, des zones à risque de tensions. Évidemment, l’Asie centrale est un énorme enjeu pour la Chine, car il s’agit de son hinterland terrestre, pourvoyeur d’énergie, et stratégique pour une puissance contrainte géopolitiquement sur ses côtes maritimes. La première sortie de Xi depuis le Covid a ainsi été réservée au sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai, à Samarkand. Et s’il y a rencontré V. Poutine, il a également vu les présidents de la région. Présente aussi à Samarkand, la Turquie est l’autre puissance qui ne va pas laisser un espace post-soviétique se fragmenter sans profit car elle y a plus d’atouts culturels que la Chine. La Chine a donc raison de craindre un « débordement du conflit », comme elle l’a déclaré aux Nations unies, car les conséquences de l’affaiblissement russe peuvent déclencher un énorme domino stratégique. Certains Think tanks américains n’hésitent pas à caractériser la guerre en Ukraine comme la première des batailles pour l’Eurasie – considérée depuis Mackinder, l’un des pères de la géopolitique, comme un enjeu de puissance pour toute la géopolitique mondiale : « qui tient l’Eurasie tient le monde »... 
     
  3. Le troisième axe de puissance vient de l’économie : la Chine est affaiblie. Confrontée entre autres à une croissance ralentie par le zéro Covid, une bulle immobilière, une défiance des consommateurs, un taux de chômage des jeunes élevé et une chute de la natalité, la Chine est entrée dans une zone d’imprévisibilité que renforce le découplage technologique avec l’Occident. Conséquences géopolitiques immédiates : la dynamique de rattrapage de puissance face aux États-Unis est freinée. Pour l’instant, Pékin n’a donc plus les moyens économiques de ses ambitions hégémoniques. Certes, cela ne supprime pas la rivalité stratégique dans le temps long, ni le risque de tensions dans le temps court. Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, la Chine aurait besoin de temps, plus que de tensions. L’économie est donc en train d’envoyer un message d’affaiblissement de puissance aux géopoliticiens.
     
  4. Est-ce à dire que les Etats-Unis ont « gagné » ? Pas vraiment, la puissance américaine s’est surtout déformée, comme elle ne cesse de le faire depuis dix ans : renforcée dans le domaine monétaire et militaire, elle ne l’est pas en matière de cohésion sociale. Cet été, le président Biden a pris connaissance d’un rapport d’historiens américains qui ont pointé une société aussi fragmentée que ce qu’elle était à la veille de la guerre civile, travaillée par des signaux de proto-fascisme. Et en externe, le discours anti-occidental reste vif – les votes aux Nations unies en témoignent.

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    Paradoxe : la guerre a donc renforcé l’alignement occidental, notamment celui de l’Europe, vis-à-vis des États-Unis, mais elle a renforcé aussi le non-alignement du reste du monde. Le récit d’une nouvelle guerre froide sera peut-être, en partie, un récit occidental, il faut garder cette hypothèse en tête pour éviter tout ethnocentrisme géopolitique. De plus, la rareté des ressources oblige tous les États, même les plus petits, à repenser leur sécurité d’approvisionnement, donc leurs alliances. Pour beaucoup de pays occidentaux, construire une « mondialisation des amis » est une partie de la réponse. Mais pour des pays moins avancés, ce qui est retenu de la crise du Covid est l’absence de solidarité des pays occidentaux. Tous ces pays vont certainement cultiver, à leur façon et avec leurs moyens, un maximum d’ambiguïté stratégique et d’alliance de proximité.

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  5. Tout naturellement, le cinquième axe de puissance est la recomposition multipolaire du monde. Ainsi, les pays du Golfe jouent pour l’instant gagnants, engrangeant des excédents externes et budgétaires stratosphériques, qui tirent vers le haut même les pays les plus fragiles de la zone. Mais, pour vraiment acter d’un déplacement de puissance, encore faut-il savoir ce que ces pays vont faire de cette surliquidité et s’ils sauront s’unir pour déployer une géopolitique régionale organisée. L’Inde, quant à elle, n’est pas riche, mais elle est dans une situation stratégique de pivot dont elle profite. Quant au taux de croissance élevé de son PIB, il va aussi attirer les investisseurs dans un monde sans croissance, investisseurs par ailleurs à la recherche d’un nouveau point de chute pour une partie de leurs investissements chinois.
     

L’heure des choix ?


La guerre en Ukraine, le Covid, l’affrontement sino-américain sont en train de changer les équilibres de puissance. Dans un tel moment, certains choix, certaines stratégies, peuvent avoir des conséquences historiques. Choix au Kremlin, bien sûr, entre la poursuite d’une terrifiante montée aux extrêmes ou la construction d’un chemin vers la paix. Heure des choix également aux États-Unis qui peuvent avoir la tentation – l’hubris ? – de pousser leur avantage à la fois face à la Russie et face à la Chine affaiblie, afin d’établir le tempo d’un nouveau cycle hégémonique à leur main. L’heure des choix, également, en Chine, où la géopolitique et l’idéologie semblent l’avoir emporté sur l’habituel pragmatisme économique, au détriment de la trajectoire de développement du pays. Le bon équilibre entre économie, géopolitique et idéologie sera l’un des enjeux de son XXe Congrès. 

Choix enfin pour tous les peuples du monde dont beaucoup sont déjà lourds de ce Monde sans sommeil de Stefan Zweig, car « il n’existe pas d’indifférence quand les réalités changent, nul ne se tient en sécurité sur son rocher, à regarder, souriant, se soulever les flots. En toute connaissance de cause ou à son insu, chacun est emporté par le courant, sans savoir où il le mène. Personne ne peut se couper des autres »


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